Nézet-Séguin et la Troisième de Mahler Par Lucie Renaud
/ 2 septembre 2002
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Propos
recueillis et mis en forme par Lucie Renaud
La Scena Musicale débute ce mois-ci une nouvelle série, « La passion des chefs », qui
permettra aux chefs des orchestres canadiens de s'exprimer sur une œuvre du
répertoire symphonique.
La Troisième Symphonie reste une des symphonies les plus
intéressantes de Mahler parce qu'elle est la seule pour laquelle celui-ci ait
vraiment échafaudé un programme avant d'écrire la musique. Malgré cela, je
trouve que ce n'est pas nécessairement la symphonie la plus évidente à
comprendre. Symphonie relativement intime sur le plan de l'expression, malgré
l'orchestration imposante, elle nous fait voyager dans le domaine du rêve.
Mahler y mêle tout et cela semble voulu : la mythologie, l'élément biblique de
la création et la philosophie. C'est l'image que j'associe à la fin du XIXe
siècle.
Symphonie de la Nature
Mahler a toujours désiré que ses
symphonies embrassent le monde et celle-là le fait d'une façon assez avouée.
Composée en 1895, elle pousse l'orchestre à des limites incroyables.
Structurellement, le compositeur procède par niveaux : le niveau des éléments,
celui des végétaux et celui des animaux. On monte d'un cran chaque fois dans
l'évolution des espèces. Ensuite, on arrive à « ce que me dit l'homme », « ce
que me disent les anges » et, à la fin, on atteint « ce que me dit l'Amour ».
Mahler a pourtant éventuellement décidé d'éliminer son programme. Walter parlait
de celui-ci comme d'un canevas ou d'un échafaudage qu'on met autour de
l'édifice. Quand l'édifice est terminé, on enlève l'échafaudage. Mahler appelait
la symphonie « Mon monstre à moi », ce qui pousse à croire qu'il a eu de la
difficulté à respecter l'espèce de sentier littéraire qu'il s'était
fixé.
Afin de composer cette
symphonie, il s'est retiré dans la nature pour pouvoir s'inspirer de ce qu'il
voyait. Bruno Walter, qui avait 19 ans à l'époque, raconte comment un jour, en
excursion avec Mahler, son regard avait été attiré par une montagne imposante :
« Vous n'avez pas besoin de la regarder, aurait dit Mahler, la montagne est dans
ma musique. »
Premier mouvement
Le premier mouvement représente l'arrivée de l'été (au sens large, l'arrivée
du soleil, de l'eau, du ciel). La tonalité de ré mineur, plutôt sombre, peut sembler
déroutante, mais je crois qu'elle représente bien la nature dans tout ce qu'elle
a de grandiose, d'un peu affolant. Par sa majesté, elle peut nous apeurer, nous
donner le vertige parce que, au fond, elle nous domine.
Le programme du premier mouvement m'a beaucoup surpris quand j'ai lu « Le
Réveil du dieu Pan ». Je trouvais qu'il évoquait plutôt une marche funèbre.
Parler de l'été, quand on commence avec huit cors, en ré mineur, avec beaucoup
de percussion, peut sembler surprenant. Selon moi, le passage évoque quelque
chose d'implacable. Je crois qu'il faut plutôt le voir comme la nature qui sort
du chaos originel. Ce mouvement, le plus révolutionnaire de tout Mahler, car il
laisse la plus grande place aux percussions (fanfares de percussions, longues
mesures consacrées aux percussions, et ce, dès le début), est écrit à l'envers
en ce qui concerne de l'orchestration. On part du trombone, on s'ouvre vers la
trompette, puis vers les cors, les bois, les cordes, plutôt que le contraire.
Traditionnellement, la musique symphonique occidentale repose sur les cordes.
Ici, on dirait que Mahler met en parallèle l'évolution des éléments et
l'évolution symphonique, donnant au mouvement sa couleur
particulière.
Deuxième mouvement
Je n'ai pas été surpris
d'apprendre que le deuxième mouvement parlait des fleurs des champs. Il y avait
une élégance là-dedans, une délicatesse. Poète profondément touché par le monde
dans lequel il vivait, Mahler disait que la représentation végétale la plus
incroyable était celle des fleurs des champs. Elles représentaient pour lui
l'insouciance qui se transforme, quand les éléments de la nature interviennent,
en panique. Les fleurs se tordent comme si elles appelaient à l'aide.
Troisième mouvement
Quand j'ai su que le troisième mouvement décrivait les animaux, il m'est
soudainement apparu moins comme de la raillerie (que je retrouvais à cause du
timbre fantasque, presque ridicule de la clarinette en mi bémol) que comme une insouciance,
un aspect lourdaud, un comportement que nous, humains, ne considérerions pas
comme « classe ». En même temps, la musique reste très belle et le mouvement
offre un des solos les plus célèbres, celui de cor de postillon, écrit pour la
trompette (je prévois placer le trompettiste dans la salle mais ne vous
révélerai pas l'endroit exact, à vous de venir le découvrir!).
Quatrième mouvement
Le texte chanté du quatrième mouvement, « Ô Homme », est tiré du
Zarathoustra de
Nietzsche. Chant de nuit, la musique peut sembler quasi minimaliste et nous
plonge dans une sorte de transe avec une orchestration au service de la musique
pure. On oscille d'un accord à un autre, les timbres restent assez sombres, le
tout est ponctué par les glisses de hautbois (l'oiseau de minuit). Pour
s'inspirer, Mahler est allé puiser dans la philosophie allemande le fait que le
rite de passage de l'humain a lieu la nuit. La sourdine des cordes est utilisée
dans tout le mouvement, une grande place est donnée aux altos, aux violoncelles
et aux contrebasses, les cordes sombres. Le contraste du hautbois reste
saisissant.
Cinquième mouvement
Selon moi, le plus beau mouvement de la Troisième, ce grand adagio
utilise les couleurs de l'orchestre dans un but purement expressif. L'Amour,
selon Mahler, était la forme la plus évoluée de la création, le ciment entre
tous les éléments. Quand j'ai commencé à étudier la symphonie, ce dernier
mouvement m'a happé complètement, parce que la tonalité en ré
majeur, la plus automatiquement brillante et triomphale, est associée à un
adagio très émouvant. Jusqu'à tout récemment, je ne pouvais pas écouter ce
mouvement-là sans pleurer. J'avais l'intuition – au début, je ne connaissais pas
du tout le contenu littéraire de l'œuvre – de la présence de Dieu ou de la force
créatrice. C'est un peu comme si on voyait le mot « fin » apparaître à l'écran :
une certaine tristesse s'installe parce que c'est terminé, mais, en même temps,
la beauté nous amène vers un nouveau début.
L'Orchestre Métropolitain du Grand Montréal interprétera deux fois la
Troisième Symphonie ce mois-ci: le 9 septembre à la Salle
Wilfrid-Pelletier et le 26 septembre à l'église
Saint-Nom de Jésus, premier concert du festival Orgue et couleurs. (Voir
calendrier pour détails)
Les enregistrements recommandés par Yannick
Nézet-Séguin
- Je recommanderais d'abord les enregistrements de
Klemperer et Walter, deux personnes qui ont connu Mahler et qui – c'est
classique – en offrent une vision diamétralement opposée. L'aspect monumental
de Klemperer, sa rudesse dans l'expression (par son austérité) et en même
temps dans les timbres le dissocient de la version de Walter, aux couleurs
plus chaudes, même s'il tourne les coins plus ronds. Je pense que Mahler peut
souffrir et soutenir les deux.
- La toute dernière version, celle d'Abbado avec
l'Orchestre de Berlin, un enregistrement public à Londres, m'a
renversé.
- Évidemment, je dois inclure les deux versions de
Bernstein. Il joue beaucoup sur le volume et la sentimentalité, mais mieux
vaut pécher par excès que par manque.
- C'est dommage : Riccardo Chailly et le
Concertgebouw n'ont pas encore enregistré l'œuvre (cela ne saurait tarder).
C'est la seule qui manque à cette série que j'adore.
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