Aimez-vous Brahms ? Par Robert Markow
/ 2 septembre 2002
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Chacune de ses vingt-quatre œuvres de chambre
s'est méritée une place au soleil, ce dont aucun autre grand compositeur ne peut
se vanter, pas même Beethoven.
Aimez-vous Brahms? Mais
oui, cela va de soi! Brahms est un de nos plus grands héros musicaux depuis
voilà plus d'un siècle. Que le Festival de musique de chambre de Montréal qui
sera bientôt à l'affiche (« Aimez-vous Brahms/For the Love of Brahms », du 21
septembre au 5 octobre 2002) présente l'intégrale de son œuvre1 de musique de
chambre pendant cette année non-anniversaire est une révérence au statut
prépondérant du compositeur.
Plus personne ne conteste
aujourd'hui la renommée de Brahms. Dans la musique de chambre, son règne est
absolu. Aucun autre compositeur de la seconde moitié du XIXe siècle ne créa tant
de chefs-d'œuvre dans ce genre de musique. Dvorák a peut-être bien écrit plus de
pièces individuelles, mais ne parviennent pas toutes à se hisser au niveau de
Brahms.
Le répertoire de musique de chambre de Brahms ne recèle pas d'œuvres obscures
qui rôdent dans les coins sombres, comme on en retrouve chez la plupart des
autres compositeurs. La musique de chambre embrasse sa carrière de 40 ans tout
entière, depuis le précoce Trio pour piano, op. 8 de 1854, jusqu'aux deux
automnales Sonates pour clarinette, op. 120, de
1894. Chacune de ses 24 œuvres de chambre a mérité une place au soleil, ce dont
aucun autre grand compositeur ne peut se vanter, pas même Beethoven.
La musique de chambre est au cœur même de l'évolution artistique de Brahms.
Ainsi qu'il en est de Beethoven et de la sonate pour piano, ainsi en est-il de
Brahms et de la musique de chambre : c'est là qu'il pratique son plus grand
développement. Ses modèles furent les œuvres du classicisme viennois (les Haydn,
Mozart et Beethoven), transformées et raffinées. Son adhésion à la tradition se
constate du fait que toutes ses pièces de chambre, sauf une (le Trio pour
cuivres) débutent par un mouvement de forme sonate. Les finales sont aussi
en forme sonate ou encore, dans quelques cas, en forme de variations. La plupart
ont quatre mouvements.
Les douzaines de compositions
musicales qui lui sont dédiées témoignent de la réputation et de l'influence de
Brahms à son époque -- de Robert aussi bien que de Clara Schumann, des Joseph
Joachim, Josef Rheinberger, Karl Goldmark, Dvorák, Bruch, Busoni, Reinecke,
Reger, Johann Strauss, fils, ainsi qu'une cohue de noms moins
illustres.
À l'orée du XXIe siècle, la
question « Aimez-vous Brahms? » nous semble d'une rhétorique absurde. Mais de
son vivant et pendant le XXe siècle, nombreux furent ceux qui lui portèrent
préjudice. D'aucuns le qualifiaient de réactionnaire, un classique à la dérive
dans un océan de romantisme. « La musique de l'avenir » était composée par les
Liszt, Wagner et Strauss, tandis que Brahms était embourbé dans le passé. Mais
en 1933, centenaire de la naissance de Brahms, Arnold Schoenberg fit un discours
radiodiffusé, plus tard publié sous forme d'article, intitulé « Brahms, le
progressiste », dans lequel il affirma que Brahms était loin de n'être que le
réactionnaire sentimental qu'on prétendait. Il était plutôt « un grand novateur
dans le domaine du langage musical ». C'est vrai qu'il utilisait les vieilles
formes et techniques classiques, mais il comprimait son matériel avec grande
économie, à l'instar de nombreux compositeurs du XXe siècle. L'utilisation des
constructions de phrases asymétriques, du développement convoluté des motifs,
son ambiguïté harmonique qui rivalise avec celle de Wagner, la complexité
rythmique, l'estompement des limites formelles ainsi que l'attention extrême
qu'il portait au métier de composition sont encore plus d'éléments «
progressistes » que Schoenberg relève dans le travail de Brahms -- des qualités
encore plus évidentes dans sa musique de chambre. Le critique William Youngren
le définit avec justesse comme un « proto-moderniste ».
Brahms et la mauvaise presse
L'héroïne du roman de 1960 de Françoise Sagan Aimez-vous Brahms?,
moderne et
sophistiquée, rejette le monde conventionnel, rassurant et romantique que
représente pour elle la musique de Brahms. Par contre, de son vivant et
longtemps après, Brahms fut considéré, en particulier par les critiques et les
facteurs du goût de l'époque, comme tout autre que conventionnel ou romantique.
Sa musique était jugée difficile, académique, aride et guindée. En 1900, pendant
la construction du Symphony Hall de Boston, certains farceurs avaient suggéré
qu'on installe des panneaux au-dessus des portes qui diraient « Sortie en cas de
Brahms »! En outre, quelques-uns de nos plus grands compositeurs ne voyaient pas
du tout Brahms d'un bon oeil.
Tchaïkovski : J'ai fait le survol de la musique de
cette canaille de Brahms. Quel bâtard sous-doué! Ça m'embête que ce gonflé
médiocre soit considéré génial. Comparé à lui, Raff est un géant, sans parler de
Rubinstein, qui lui, après tout, est un être humain vital et important, tandis
que Brahms est chaotique et complètement desséché.
- Wolf : L'art de composer en panne
d'idées a sûrement trouvé chez Brahms l'un de ses plus valeureux
représentants.
- Mahler : J'ai d'ores et déjà pas mal
fait le tour de Brahms. Tout ce que je puis en dire, c'est qu'il est un petit
nain rachitique à la cage thoracique plutôt étroite.
- Britten : Ce n'est pas le mauvais
Brahms qui m'exaspère, c'est plutôt le bon Brahms que je ne puis
blairer!
Brahms lui-même était son critique le plus impitoyable. Il recherchait
constamment l'avis et des paroles rassurantes de ses collègues et amis intimes.
Toute œuvre qui n'arrivait pas à satisfaire ses rigoureux critères artistiques
était illico détruite, comme le furent par exemple, parmi ses premiers
efforts, une sonate pour violon en la mineur, un trio pour piano en
ré mineur et un quatuor pour cordes en si bémol majeur, tous
écrits avant 1853. Brahms disait avoir écrit et mis au rancart quelques vingt
quatuors pour cordes avant de présenter formellement son premier (tout comme
pour sa première symphonie, en do mineur), malgré que cela
soit sans doute une exagération de sa part. Mais de fait, tout ce qui est resté
de son œuvre se trouve sous le signe de l'excellence. Un biographe récent de
Brahms suggère de façon espiègle que l'article le plus essentiel de son mobilier
était sûrement sa corbeille à papier.
Et puis, il y a l'énigmatique Trio pour piano en quatre mouvements
(la majeur, op. post.), qui ne fit surface qu'en 1938.
L'évidence stylistique et circonstancielle suggère franchement qu'il s'agisse
bien d'une œuvre de jeunesse de Brahms, mais les preuves à l'appui sont peu
concluantes et la plupart des sources académiques actuelles ne lui attribuent
l'œuvre que par concession.
Dans un colloque de 1983, le
renommé et regretté spécialiste de Brahms, Karl Geiringer, développa l'idée du
principe d'ambivalence chez Brahms, dont la musique pouvait être en même temps
méticuleuse et formelle tout autant qu'expressive et chaleureuse. Les éléments
contradictoires et dichotomiques dans l'œuvre de Brahms reflètent la vie de
l'homme lui-même : il aspirait à la famille mais jamais n'épousa; Allemand
dévoué tout au long de sa vie, il choisit d'habiter Vienne; il aimait commander
les gros cachets mais ne se plaisait pas à dépenser. Et malgré son sens
passionné de l'histoire (musicale autant que générale), il s'efforça d'effacer
toute évidence de surface de sa propre existence.
Un glorieux macrocosme musical attend le public qui assistera à l'un ou
encore aux huit concerts Brahms que présente le Festival de musique de chambre
de Montréal cet automne. Qu'il s'agisse des sonorités massives du Trio pour
piano en si majeur, de l'énergie époustouflante du Finale du Quatuor pour
piano en sol mineur, de l'ardent romantisme de la Sonate pour violoncelle
en mi mineur, de la joyeuse exubérance du Finale du Trio pour
cuivres, de la douce mélancolie du mouvement lent du Sextuor en si bémol
majeur, ou encore de l'aura automnale du Trio pour clarinette, il y a
une abondance de trésors à retrouver et à chérir dans le panthéon des œuvres de
musique de chambre de Brahms. [Traduction de Jean Prévost ]
Guichet : (514) 489-3444 ou 489-7444 ou 489-7711
(télécopieur); courriel : Tous les
concerts débutent à 19 h 30. Les billets sont aussi disponibles au chalet du
Mont-Royal à partir de 19 h les soirs de concert.
1. Deux autres œuvres s'ajoutent à cette célébration de Brahms : le mouvement
isolé d'une sonate pour violon que Brahms écrivit en collaboration avec deux
autres compositeurs, ainsi que les Deux Chansons avec alto
et piano.
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