La Huitième Symphonie de Mahler, opéra du théâtre de l''imagination Par Pierre M. Bellemare
/ 1 juin 2002
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Les amateurs d'opéra déplorent parfois le fait que Mahler,
un des grands chefs d'orchestre d'opéra de son temps, n'ait jamais rien composé
pour la scène lyrique. Sa musique symphonique est décidément dramatique et son
oeuvre vocal, quoique peu abondant, est de très grande qualité. Qu'est-ce qui
l'a donc empêché de devenir l'émule de son contemporain et ami, Richard Strauss,
et de s'imposer comme un compositeur d'opéra postromantique ?
Selon l'opinion reçue, Mahler, à l'instar de plusieurs de
ses contemporains, était intimidé par Wagner, dont il connaissait et comprenait
si bien l'oeuvre. Plutôt que de tenter d'imiter le style du maître, il aurait
préféré suivre sa propre voie...
Même s'il y a là un grain de vérité, la réalité est plus
complexe. Tout d'abord, il incorrect de dire que Mahler n'a jamais composé
d'opéra. Comme le savent les amateurs de choses rares, il a terminé Die drei
Pintos, un opéra comique laissé inachevé par Weber. Mais il s'agit là, en
fait, d'une tâche ingrate et obscure.
Tout d'un opéra, sauf le nom
De façon beaucoup plus significative, Mahler, en fait, a bel
et bien composé un opéra, et même un chef-d'oeuvre reconnu. Cela dit, on ne s'en
rend pas souvent compte, car le compositeur a choisi d'appeler symphonie
l'oeuvre en question. Il s'agit de sa Huitième Symphonie, ou plus
précisément de la deuxième partie, très ample, de cette oeuvre gigantesque, qui
constitue une adaptation musicale très fidèle de la dernière scène de
Faust, le célèbre drame philosophique de Goethe. Si le Faust de
Gounod et le Mefistofele de Boito, deux piliers de la scène lyrique et
dont les livrets sont adaptés de la pièce de Goethe, méritent d'être considérés
comme des opéras, alors pourquoi pas la Huitième de Mahler, d'autant plus
que c'est le texte même de Goethe que Mahler a mis en musique ?
La difficulté avec ce passage dramatique réside dans
l'impossibilité de le mettre en scène, car Goethe l'a conçu sur une échelle qui
transcende les limites physiques de toute scène possible. Elle nous montre Faust
parvenu au terme de son pèlerinage terrestre tourmenté. Alors qu'il gît sur son
lit de mort, profondément insatisfait de sa vie qui, pourtant, pourrait passer
pour un succès aux yeux du monde, il aspire au salut et à l'accomplissement que
seul l'Absolu peut lui offrir. Après sa mort, sa prière est entendue. Les démons
qui se précipitent pour prendre possession de son âme sont repoussés et, sous la
protection des anges, l'âme du pécheur repenti entreprend une ascension
progressive et purificatrice vers le ciel. En route, elle est accueillie et
aidée dans ses progrès par divers groupes d'esprits bienveillants et de
représentants de l'humanité rachetée, tous prêts à intercéder pour lui. Le
dernier de ces groupes forme un choeur de « pénitentes », dont Gretchen (la
Marguerite de la première partie), qui l'escorte joyeusement vers la Mater
Gloriosa -- une figure de la Vierge Marie et l'incarnation de l'Éternel féminin,
die ewige Weibliche, qui l'attend au seuil de la demeure de l'Amour
éternel et sans limite.
Le théâtre de l'imagination
Faust demeure une oeuvre théâtrale, même dans cette
scène, mais un drame conçu pour le théâtre de l'imagination, et c'est ainsi que
Mahler a choisi de l'aborder. À certains égards, son oeuvre se situe dans le
sillage des Quatre scènes du Faust de Goethe (en reprenant justement la
dernière de ces quatre scènes). Il peut sembler s'écarter complètement des
conventions de l'opéra dans le traitement de ce matériel, car, ici la musique
n'a plus besoin des artifices du théâtre pour provoquer l'avènement du drame. En
réalité, la Huitième Symphonie représente une solution originale, mais
encore essentiellement théâtrale, à un problème esthétique fondamental tant pour
la musique symphonique allemande que pour l'opéra allemand : la délicate
question des relations entre la musique dramatique et le drame
musical.
Deux caractéristiques distinguent le traitement du drame à
l'intérieur de la tradition musicale allemande. L'une est un certain malaise et
une certaine insatisfaction ressentis par les plus grands compositeurs d'opéra
allemands à l'égard du cadre étroit du théâtre réel et des limites qu'il impose
aux possibilités dramatiques de la musique. C'est tout particulièrement évident
chez Wagner : ainsi, la scène finale de L'Anneau s'avère tout aussi
impossible à mettre en scène que celle de Faust. Chez les compositeurs
d'opéra allemands, de Gluck et de Mozart (la scène de l'épreuve de l'eau et du
feu dans La Flûte enchantée) à Strauss, on retrouve toujours clairement
le désir de repousser les capacités de la scène jusqu'à leurs dernières limites
et même au-delà.
D'un autre côté, certains compositeurs allemands très doués
pour la musique dramatique ont peine à faire fructifier ce don dans leur
traitement de livrets d'opéra. C'est ainsi que Fidelio déçoit un peu
lorsqu'on le compare aux grandes symphonies du compositeur, drames parfois plus
convaincants, mais sans textes et sans action explicite. Plus prudent, Brahms a
choisi d'éviter complètement la scène dans ses efforts pour cultiver son génie
dramatique, d'où, dans l'Ouverture tragique, ce paradoxe : une ouverture
d'opéra parfaite, mais qui n'ouvre sur aucun opéra.
L'influence de Wagner
Confronté à ce double héritage, Mahler choisit de demeurer
un symphoniste. En même temps, son approche de la symphonie est wagnérienne.
Wagner avait une admiration sans bornes pour les symphonies de Beethoven, et en
particulier pour la Neuvième, à laquelle il a consacré un essai. Avec
Mahler, la symphonie vocale et chorale, jusque là une exception, devient la
règle et un prétexte pour explorer et faire exploser les limites du genre. La
Huitième Symphonie est sa réalisation la plus spectaculaire à cet égard.
Elle doit moins à la symphonie qu'à un autre genre qui, de façon intéressante,
découle de l'insatisfaction d'un autre compositeur d'opéra allemand envers les
limites du théâtre lyrique, soit l'oratorio dramatique tel que conçu par
Haendel. Dans ces oeuvres dramatiques et narratives, l'impact de la musique et
du texte rend inutiles les décors et les autres accessoires qui visent à
soutenir le drame, et cela grâce à l'usage habile que le compositeur fait des
choeurs, conçus sur une grande échelle, propres à soulever l'enthousiasme de
l'auditeur.
Les grandes oeuvres que Haendel a composées pour le théâtre
de l'imagination, tels Samson et Judas Maccabaeus, ont souvent été
imitées, mais rarement égalées. Après la Création de Haydn, la
Huitième de Mahler constitue un des rares chefs-d'oeuvre musicaux
construits sur ce modèle qui ont réussi à renouveler le genre. On pourrait
également soutenir qu'il en est l'exemple le plus parfait. Non seulement sa
monumentalité symphonique dépasse presque tout ce que l'on retrouve ailleurs
dans la tradition musicale occidentale, mais l'amplitude de son introduction
orchestrale -- conçue pour préparer la scène de l'imagination en vue du drame
qui doit suivre -- n'a pas d'équivalent en dehors des préludes des drames
lyriques de Wagner. Cependant, le coup de génie de Mahler demeure son couplage
de Faust avec le Veni Creator Spiritus, un morceau religieux quasi
liturgique aussi monumental que la scène de Goethe et qui lui est uni par des
liens intimes, autant sur le plan musical que philosophique. Pris comme un tout,
ces deux « movements » visent à nous faire comprendre que notre destinée, en
tant qu'êtres façonnés à l'image du Créateur, est de trouver notre
accomplissement et notre rédemption dans une participation à l'acte de la
Création.
Le 28 juin au Festival de
Lanaudière. L'OSM sera sous la direction d'Eliahu Inbal. Info : 1 800
561-4343
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