La Huitième de Mahler ou l'art sidéral d'un humaniste mystique Par Jacques Desjardins
/ 1 juin 2002
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Mahler, nom légendaire qui, prononcé à la française, sonne
comme malheur... Dès l'été 1907, un an après avoir terminé l'écriture de sa
monumentale Huitième Symphonie, ses médecins sont formels : il doit
ralentir son rythme de vie, sinon son coeur ne le supporterait pas. Tout un
drame pour ce sportif qui aimait les longues promenades en montagne et les
horaires chargés de répétitions. Il se résignera à réduire ses activités de
loisir, mais jamais sa charge de travail... Aussi, quand l'auditoire lui réserve
le plus grand triomphe de sa carrière, après la création de l'oeuvre le 12
septembre 1910, le contraste est frappant entre la vitalité rayonnante de cette
musique et la frêle contenance qu'il affiche devant le public en délire. Il ne
lui reste alors que quelques mois à vivre.
Ce sera son oeuvre majeure autant en termes d'effectifs que
de tonalité. Mahler n'avait pas écrit dans le mode majeur depuis la Quatrième
Symphonie. La Huitième marque pour lui un retour à la musique vocale,
après les musiques purement instrumentales des Cinquième, Sixième,
et Septième Symphonies. Un retour aussi aux grandes fresques chorales des
Deuxième et Troisième Symphonies. Mais cette fois, Mahler a décidé
de tout inclure : grand orchestre, orgue, choeur mixte, choeur d'enfants,
solistes et mandoline... Ses visées universelles sont sans équivoque. Le 18 août
1906, il annonce à son ami Willem Mangelberg l'achèvement de sa symphonie en
termes résolument enthousiastes : « Imaginez-vous que l'univers se mette à
chanter et à bruire. Ce ne sont plus des voix humaines, mais des planètes et des
soleils qui tournent. » Au fil d'une conversation avec Richard Specht, Mahler
révèle avoir atteint avec la Huitième l'aboutissement de son cheminement
créateur : « Cette symphonie est un don à la nation. Toutes mes symphonies
précédentes n'étaient que des préludes à celle-ci : mes autres oeuvres sont
tragiques et subjectives. Celle-ci est une immense "dispensatrice de joie".
»
Pourtant, le début de l'été 1906 n'augurait rien de bon. Il
avait complété son dernier engagement comme directeur artistique de l'Opéra de
Vienne et appréhendait son été d'écriture avec angoisse, lui qui, l'année
précédente, avait eu tant de peine à se remettre à composer. Il n'avait aucune
raison de s'en faire. Dès le premier jour où il pénètre dans son cabinet de
travail, il est envahi par une musique sur les mots du Veni Creator
spiritus, l'hymne de la Pentecôte de la liturgie catholique, que Mahler
transcrit de mémoire. En quelques jours, il a esquissé tout le premier mouvement
et il ose inclure un interlude instrumental, qu'il juge trop long jusqu'à ce que
Fritz Löhr lui fasse parvenir en toute hâte le texte intégral. Stupéfaction
totale lorsqu'il s'aperçoit que les strophes manquantes s'arriment parfaitement
aux passages instrumentaux qu'il avait ajoutés. Henry-Louis de La Grange décrit
bien ce moment : « Cet étrange incident approfondit en lui la certitude
d'accomplir, lorsqu'il crée, un acte mystique et de devenir, en ces moments-là,
l'instrument de forces supérieures. Il en est si fier, si ému qu'il parlera à
son épouse, à Bruno Walter et plus tard à Ernst Decsey de la "joie extatique"
qui a été la sienne devant le "miracle", le "mystère" qui a permis que "les
paroles du texte correspondent exactement aux mesures déjà achevées, à l'esprit
et au contenu de la composition." Cet accord fortuit de l'imagination et de la
réalité fait sur Mahler une impression profonde. Déjà enclin au mysticisme,
"[...] il croyait voir là la manifestation d'une force qui domine non seulement
l'art, mais la vie tout entière." »
Pour lui, il s'agit d'une révélation et il se sentira
investi de la mission de sauver par sa musique toute l'humanité. Il rejoint dans
une certaine mesure les ambitions quasi religieuses qu'avait évoquées Wagner 30
ans plus tôt, dans Parsifal, et les pouvoirs mystiques que Scriabine
prêtera à sa musique quelques années plus tard. Mais au contraire de ces
derniers, Mahler ne souhaite pas convertir les âmes, encore moins ériger sa
musique en religion. Il se veut plutôt le serviteur d'un message de
salut.
Et quelle meilleure réponse pouvait-il donner à la supplique
du Veni Creator que le texte de la scène finale de Faust ? Tout y est :
les prières et la méditation des saints, la Vierge appelant Marguerite auprès
d'elle, et les anges entonnant un choeur mystérieux. Laissons Bruno Walter
résumer en ses propres termes la genèse de ce deuxième mouvement, et la forte
impression que lui avait laissée la Huitième Symphonie : « Avec une
ferveur unique, élémentaire, Mahler s'est lancé dans la composition de [musique
pour] ce texte. Quel sujet pouvait bien l'émouvoir plus que l'invocation, la
prière, la supplication de l'humanité, et quel bonheur pour lui qu'il y ait une
réponse telle que la promesse de Goethe. Il avait peine à m'exprimer la joie
qu'il avait ressentie en se donnant totalement aux paroles de Goethe et en se
sentant capable de les recevoir et de les annexer au plus profond de lui-même.
Et, pourtant, nous possédons ici son oeuvre la plus "objective". Ce n'est pas
Mahler, mais l'humanité tout entière qui entonne cet hymne et vers laquelle se
déversent les consolations du second mouvement. »
Bibliographie
- De La Grange, Henry-Louis. Gustav Mahler. Fayard :
Paris, 1983, en trois volumes.
- Vignal, Marc. Mahler. Seuil : Paris, 1995, 189
p.
- Newlin, Dika. Bruckner, Mahler, Schönberg. King's
Crown Press : New York, 293 p.
- Floros, Constantin. Gustav Mahler, The Symphonies.
Amadeus Press : Portland, Oregon, 363 p.
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