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La Scena Musicale - Vol. 7, No. 1

Louis Lortie: La rentrée

Par Lucie Renaud / 1 septembre 2001

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L'automne musical sera Lortie ou ne sera pas… En effet, le pianiste canadien, qui habite depuis quelques années à Berlin avec sa famille, débarquera en grande pompe et prendra d'assaut la scène musicale canadienne. Après une escale à Québec il s'arrêtera à la Salle Wilfrid-Pelletier, le temps d'interpréter, entre autres, les cinq concertos de Beethoven avant de se faire plaisir et d'élire domicile, tout le mois d'octobre, à la Salle Pierre-Mercure du Centre Pierre-Péladeau, dans le cadre de la série Beethoven Plus. Il interprétera les 32 monumentales sonates pour piano du maître de Bonn mais également les 10 sonates pour violon et piano (ou plutôt piano et violon, comme le mentionnait le titre original de l'œuvre) avec le prodigieux James Ehnes, les 5 sonates pour violoncelle et piano avec son complice allemand Jan Vogler et les 6 trios avec piano.

Ces « Beethoveniades » nouveau genre ont été en grande partie rendues possibles par la détermination du producteur Daniel Poulin, un ami proche de l'iconoclaste Glenn Gould. Emballé par le cycle des 32 sonates que Lortie présentait à Toronto il y a presque deux ans, il propose tout de suite au pianiste de les présenter à Montréal. Lortie accepte mais décide d'inclure au programme toute la musique de chambre de Beethoven. Les nouvelles circulant vite dans le monde de la musique classique, Charles Dutoit en entend rapidement parler. Il commence par se rebiffer.: « Mais nous voulons t'avoir pour les concertos, tu ne peux pas faire les sonates la même année, on ne pourra pas tout faire ensemble, il n'y aura pas assez de public. » Les deux producteurs se sont finalement entendus et ont considéré que ce projet d'envergure était viable. Il faudra attendre un peu pour constater si les Montréalais donneront raison aux pronostics. « On verra… », laisse planer le principal intéressé.

Au fil des ans, le pianiste virtuose s'est tour à tour associé à l'œuvre de Ravel (il a signé un enregistrement de l'intégrale des œuvres pour piano du compositeur français), Chopin (les concerts dévolus aux Études du chantre polonais donnés en la salle Claude-Champagne continuent de hanter l'esprit de plus d'un mélomane montréalais), Mozart (Lortie a dialogué avec l'OSM dès le début de la série Mozart Plus) et Liszt mais il a toujours gardé un amour profond pour Beethoven. La première œuvre de musique classique qu'il se souvient d'avoir entendu « .ouée convenablement », par sa grand-mère, est d'ailleurs la Sonate, opus 13, « Pathétique », la première qu'il travaillera lui-même et celle qui ouvrira le festival, même s'il avoue ne pas y avoir pensé au moment de la programmation. « C'est le travail d'une vie, souligne le pianiste avec un geste d'évidence. Les sonates, j'en ai travaillé, lentement, sûrement, pendant toute mon adolescence et j'ai continué. L'avantage de toutes les jouer.: je n'aurai pas besoin de choisir, je pourrai m'attarder autant sur l'une que sur l'autre. Pourquoi enlever une partie de ce parcours tellement extraordinaire.? Il y a des auteurs comme ça dont la vie entière est géniale, on n'a pas envie de couper… » Dès qu'il est question de Beethoven, Lortie s'emballe.: « C'est un génie.! Il décide de faire une nouvelle sonate et chaque fois, il réussit à révolutionner complètement le genre. D'une imagination absolument incroyable et, chaque fois, sur le plan humain, tellement fort, cela devient impossible à décrire en quelques mots. Un cycle comme celui-ci démontre la grandeur. Si on entend seulement trois grandes sonates, on se dit.: “Un coup de génie”, mais ici, on parle d'une vie de génie.; on se dit que c'est vraiment quelqu'un qui avait un souffle divin sur lui et qui a été capable de se montrer à la hauteur. »

Lortie n'en sera pas à sa première intégrale des sonates de Beethoven, en concert ou sur disque – la compagnie Chandos sortira le dernier enregistrement à l'automne et offrira également le coffret. Le premier cycle qu'il avait proposé s'était étalé sur deux ans, rien à voir avec la cadence prévue ici. « Ça demandera beaucoup d'énergie, admet le pianiste, mais surtout de l'énergie spirituelle. è Le fait d'être entouré des autres musiciens pour la plupart des concerts (sauf ceux qui regrouperont les dernières grandes sonates, qu'on a souvent qualifiées d'Everest du répertoire pianistique) semble lui plaire plus que tout. « Il y aura ainsi beaucoup d'échanges, je pense que ça aidera pour l'énergie. Si j'avais à faire 15 ou 16 concerts piano solo dans le même mois, ce serait peut-être un peu lourd à porter sur mes seules épaules. » Il joue un peu partout en Europe avec le violoncelliste Jan Vogler, son « partenaire stable de musique de chambre ». Le jeune James Ehnes s'est greffé au noyau, parce que Lortie en avait beaucoup entendu parlé, mais aussi parce qu'il cherchait un interprète assez versatile pour s'intégrer au duo. La spontanéité au service de l'expérience, si l'on veut. « ývidemment, c'est le plus jeune de tous, celui qui, je dirais, est encore le plus vert, mais également le plus flexible. Quand on arrive à un certain âge, on devient un peu moins flexible, peut-être. Dans son cas, malgré tout, il possède déjà tout le répertoire Ö, se surprend Lortie, pourtant lui-même enfant prodige. Il considère que son propre cheminement vers le musicien accompli qu'il est devenu a été vécu sur une échelle qui lui convenait parfaitement, très humaine. « Je ne sais pas si j'aurais été capable de supporter une pression trop tôt sur moi, s'interroge-t-il. Les voyages, le nombre de concerts, … plus on joue, plus on est connu, plus les gens s'attendent à des choses. » Tout cela dans la bouche d'un artiste qui, même s'il a dû accorder cette entrevue entre deux avions ou presque, affirme ignorer le nombre de concerts à son agenda pour la prochaine année. « Ça ne m'intéresse pas, c'est de la statistique, je ne calcule jamais, balaie-t-il de la main. J'examine mon horaire pour voir ce qui semble possible. Il faut passer un peu de temps chez soi, à réfléchir. »

Cette réflexion, il la partage également avec les quelques élèves qu'il rencontre depuis huit ans à Imola, en Italie. Cette académie internationale estivale offre à une trentaine de pianistes triés sur le volet un cadre assez informel qui leur permet de se frotter à la sagesse de plusieurs grands maîtres. Lortie prend le temps de leur parler, bien sûr des œuvres à l'étude, mais également de la tangente que prendra leur vie s'ils décident de se donner à fond à la carrière de concertiste. « Je n'aime pas généraliser mais je dirais que la situation est plus difficile pour la génération d'aujourd'hui, mentionne-t-il. Même des gens très doués ont beaucoup plus de difficultés à se faire une place. Aujourd'hui, les gens désirent un succès « overnight », instantané, quelque chose d'évident, de tapageur, qui puisse être véhiculé par une publicité, immédiatement. J'ai la chance de ne pas vraiment fréquenter les milieux de management mais je constate ce que les intervenants tentent pour sauver l'industrie du disque.! La musique classique n'est pas conçue pour être commercialisée. Elle n'a jamais été créée pour un attrait de masse. C'est de la folie de vouloir répéter les millions des trois ténors.! Il y a toujours eu des cas spéciaux, des Kissin, mais il faut penser au long terme. Les jeunes se rendent compte qu'ils obtiendront du succès seulement s'ils font leur marque immédiatement. On ne leur laisse pas beaucoup de temps, c'est dommage. »

Il déplore également qu'il y ait peu de possibilités, à part les concours, de percer pour la jeune génération. « Être gagnant, même d'un très gros concours, a moins d'impact aujourd'hui », s'inquiète celui qui a pourtant remporté à l'unanimité le premier prix du Concours international Busoni de 1984. « Il faut trouver son propre chemin, en se faisant découvrir par des concerts éclatants » — le public montréalais lui est resté très attaché au fil des ans — « ou avoir la chance d'avoir des chefs d'orchestre qui s'occupent de nous. » La voix de l'expérience de celui qui n'avait que 13 ans la première fois qu'il a joué avec l'OSM, sous la direction de Franz-Paul Decker (un concerto de Beethoven. Décidément.!) et entretient des liens privilégiés avec le maestro actuel, Charles Dutoit…

C'est pourtant sans Charles Dutoit (qui reviendra à Montréal octobre, pour ses 65 ans), que Lortie mènera cet orchestre, un ami privilégié depuis presque 30 ans. Il dirigera lui-même l'orchestre du clavier, comme le font de plus en plus les pianistes européens, qu'on pense à Christian Zacharias, Mitsuko Uchida ou Andras Schiff. Il aurait apprécié refaire les concertos avec Dutoit mais s'imaginait mal négocier avec cinq chefs différents pour les cinq concertos, formule qu'on avait d'abord proposée. « Il n'y aurait pas eu une ligne d'ensemble. L'orchestre et moi, on se connaît tellement bien, je pense que ça sera beaucoup plus agréable de faire ça directement et non par conférence téléphonique avec chefs d'orchestre interposés », s'esclaffe-t-il. Évidemment, son interprétation s'est affinée au fil des ans. La fièvre se manifeste encore quand il parle des concertos de ce cher Ludwig (l'équivalent allemand de son prénom, après tout). « Beethoven comprend très bien l'utilité d'un médium. S'il écrit une sonate pour piano, il sait très bien que l'œuvre, intime, nous parle directement, seulement à nous. Quand on écoute un des concertos, on a plutôt l'impression d'un discours sur l'humanité, la relation de l'homme par rapport au monde, à l'univers. Le Quatrième Concerto reste l'exemple le plus extraordinaire, la confrontation et le dialogue, un paradoxe piano-orchestre fascinant. On dirait que Beethoven a été le premier à exploiter le rapport de force de cette façon-là. Il avait déjà une idée en capsule quand il composait une pièce, il maîtrisait le médium, la tonalité, le plan général. Les symphonies véhiculent une autre idée. »

Le pianiste s'attaque d'ailleurs également aux symphonies, par le biais de transcriptions mais il osera également, sur les traces de Ashkenazy et Barenboim, grimper les marches du podium pour diriger la Première, aux dimensions plus restreintes, un parfait début pour celui qui aura dirigé tout de même tous les tutti des concertos. Lortie ne s'enfle pas la tête pour si peu. « Un chef d'orchestre peut faire énormément avec un orchestre mais un orchestre peut également faire énormément sans chef, se défend-il. Je véhicule des idées, on verra ce que ça donnera. Je n'ai pas la prétention d'être un chef d'orchestre à plein temps, ni d'avoir une technique à la Karajan. » Il se dit fasciné par la façon dont Furtwangler abordait les symphonies de Beethoven. « Maintenant, comme quand j'avais 16 ans, j'éprouve un choc chaque fois que j'entends Furtwängler. Il n'y a rien de plus fort que ça, cette ferveur incroyable. On dit que quand il entrait en scène, les musiciens avaient immédiatement envie de jouer, comme avec aucun autre chef. » Il y a fort à parier que la complicité s'établira, que la magie de la musique s'installera. Avec un artiste d'une telle intensité, le public continuera d'être subjugué.


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