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La Scena Musicale - Vol. 6, No. 9

La vraie nature de Mahler

Par Jacques Desjardins / 1 juin 2001

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Le 18 mai 2001, le monde musical a célébré le 90e anniversaire de la mort de Gustav Mahler. Depuis la résurrection (littérale !) des oeuvres du compositeur au début des années soixante par Leonard Bernstein, l'engouement du public ne s'est pas démenti : la musique de Mahler attire et transporte les foules en des horizons qui tiennent plus de la métaphysique que de la physique. En ce nouveau tournant de siècle, il nous semblait important de souligner l'apport exceptionnel du compositeur au dernier tournant de siècle. Mahler le chef, Mahler le compositeur, Mahler le visionnaire, tributaire d'une sainte trinité toute terrestre et intimement liée à son admiration pour la nature.

Et quoi de mieux que la Première Symphonie pour rendre compte de l'amour profond que Mahler éprouvait pour la Nature (avec un grand « N »). Ce n'est pas du tout un hasard si Mahler a lui-même écrit, en exergue du premier mouvement, « Wie ein Naturlaut » (Comme un cri de la nature). Dès les premières mesures, on entend une note, comme suspendue dans le temps et l'espace, échelonnée sur cinq octaves, une rumeur, comme celle qu'on pourrait entendre en Forêt-Noire allemande, par une belle nuit d'été. Voici les criquets qui percent le silence de la nuit de leur complainte éperdue ; voilà les oiseaux qui accueillent l'aube avec leur chant qui grandit au fur et à mesure que monte le soleil à l'horizon. Voilà enfin le promeneur solitaire qui rend hommage à toute cette scène, de son pas fringuant et décidé, comme le « phénix des hôtes de ces bois ».

 

J'associe la rumeur forestière à la pédale de la au début de la ymphonie, le lever du soleil au thème en quarte énoncé par les bois en longues valeurs tout de suite après, et les chants d'oiseaux au motif de quarte de courtes valeurs. Les éléments « humains » sont représentés par les coups de clairons aux trompettes à partir de la neuvième mesure, comme un premier « dérangement » à la quiétude environnante, et par le thème du promeneur tiré de la chanson ‘Ging heut' Morgen über's Feld' du cycle Lieder eines fahrenden Gesellen.

 

Il ne faut pas prendre cette illustration au pied de la lettre. Mahler avait à l'origine accompagné sa Symphonie d'un texte devant servir de programme. Déçu des interprétations exagérées que le public et les spécialistes en avait faites, il a par la suite décidé de le remplacer par le simple « cri de la nature » évoqué plus haut. Cela dit, même si on ne doit pas se fier de trop près aux éléments que j'ai choisis, il demeure dans les intentions mêmes du compositeur de faire entendre par les premières mesures de sa symphonie un réveil de la nature. Et en ce sens, mon scénario n'est pas trop loin de la conception originelle du créateur.

 

Cette interprétation est renforcée par les citations, ailleurs dans la symphonie, de thèmes à caractère pastoral ou folklorique. On n'a qu'à penser au premier thème du deuxième mouvement, une mélodie dansante à trois temps, très proche des Ländler, ou au deuxième thème du troisième mouvement, à forte saveur tzigane, avec ses cymbales sur les contretemps. D'ailleurs, Mahler ajoute à la partition une note d'interprétation qui exige aux musiciens de jouer « mit parodie » (avec parodie) ! L'humour surprenant de cette musique tranche radicalement avec la gravité du premier thème qui ouvre le mouvement avec la mélodie du « Frère Jacques » dans le mode mineur avec des timbres gardés volontairement sombres (timbales et contrebasse solo avec sourdines, basson, tuba et clarinette).

 

Ces contrastes sont conformes au tempérament impétueux et changeant du compositeur, tel que décrit par son ami, le musicologue Guido Adler. Celui-ci décrivait Mahler comme un être certes absorbé par son art, au point de passer de longues périodes sans voir personne, mais aussi comme un boute-en-train qui n'hésitait pas à jouer des tours à ses proches et à se payer du bon temps avec ses amis. On est loin de l'image du créateur perpétuellement tourmenté, tel qu'évoqué par Ken Russell dans son film. Il est vrai que la santé chancelante de Mahler vers la fin de sa vie lui a procuré plus de tourments qu'en ses jeunes années, mais le portrait réel du personnage doit englober autant les passages les plus sombres que les plus lumineux de sa musique. Et la Première Symphonie démontre déjà dans ses premières pages la fidélité de son créateur à son identité.


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(c) La Scena Musicale 2002