James Ehnes : le prince du violon Par Lucie Renaud
/ 1 juin 2001
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Les portes musicales du monde entier semblent s'ouvrir devant James Ehnes, gagnant d'un prix Juno cette année pour son enregistrement des sonates et des partitas de Bach. Il a donc semblé tout naturel à Denis Brott de réinviter le jeune violoniste, qui aura 25 ans cette année, à participer à cette édition toute spéciale du Festival de musique de chambre de Montréal, consacrée à l'extraordinaire Jasha Heifetz.
La presse a beaucoup mentionné les débuts de James Ehnes au violon à l'âge de quatre ans, sous l'oeil attentif de son père trompettiste et de sa mère danseuse. Il serait présomptueux de réduire le talent immense du jeune artiste à si peu de choses. De son enfance, le violoniste se souvient de la place importante que les enregistrements y occupaient : ceux des grands violonistes, bien sûr, mais également ceux des répertoires orchestral et pianistique. « J'ai usé à la corde plusieurs disques de Kreisler. J'écoutais aussi des enregistrements sur cassette d'Itzhak Perlmann et de Michael Raven, et mon professeur était un adepte immodéré de Heifetz, se souvient Ehnes. Les grands violonistes ne faisaient pas le détour par Brandon (Manitoba) ! Les enregistrements ont donc été essentiels à mon développement artistique. Peut-être un jour mes propres enregistrements sauront-ils influencer d'autres personnes. Je pense qu'ils représentent bien ce que je fais et qui je suis en tant qu'artiste. »
Il ne passe plus autant de temps à écouter des enregistrements, maintenant que les pièces chantent sous ses doigts. « En découvrant le répertoire, je me suis fait mes propres idées. Même si je continue d'avoir un immense respect pour les grands violonistes du passé et d'aujourd'hui, je dois avoir assez confiance en mes capacités, être absolument certain que le son que je produis est exactement tel que je le conçois. » Pourtant, malgré sa fougue, il considère essentiel de respecter les intentions des compositeurs et de servir la musique telle qu'elle le mérite. Perfectionniste jusqu'au bout de son archet, il admet qu'il peut devenir très intense pendant les séances d'enregistrement. « 1e processus doit se renouveler sans cesse. L'enthousiasme doit en faire partie, sinon j'abandonnerais. Je trouve inacceptable, sinon irresponsable face au public, que quelqu'un paie 20 $ pour un CD et que l'artiste ne se soit pas donné complètement. »
Quand Denis Brott l'a approché pour interpréter quelques oeuvres immortalisées par le grand Heifetz, James Ehnes a tout de suite saisi l'occasion. Les mots se précipitent : « Heifetz est le roi, il n'y a pas d'autre mot. Il a tellement influencé la musique du xxe siècle ! En plus de ses habiletés violonistiques et de sa musicalité extraordinaires, il était exactement ce qu'il fallait au bon moment. Quand l'époque des enregistrements a atteint son apogée, il était en pleine possession de ses moyens et a réalisé plusieurs disques qui sont devenus des versions de référence pour tout violoniste, qui se doit d'étudier son style, sa façon de jouer, son incroyable maîtrise de l'instrument et sa concentration unique. Heifetz possède une personnalité musicale si puissante qu'à peine cinq secondes suffisent pour reconnaître une de ses interprétations. Il insuffle la vie à toute musique, tout en restant fidèle aux souhaits du compositeur. C'est une expérience unique. »
Si un seul enregistrement devait pour lui représenter la quintessence de l'art de Heifetz, Ehnes propose spontanément un disque des années 1930, un arrangement du deuxième mouvement de la Sonatine de Ravel, qui ne doit pas dépasser trois minutes. « Personnellement, je ne jouerais probablement jamais cet arrangement, pondère-t-il, mais de sa version se dégage une telle beauté, totalement concentrée. Vous pouvez mettre cet enregistrement et dire “Voici Heifetz” à quelqu'un et il comprendra instantanément. »
Plusieurs pièces du répertoire de l'instrument ont été popularisées par « le violoniste du siècle », slogan accrocheur inventé par un astucieux promoteur mais dont la vérité dépasse les frontières du temps. Le Festival de musique de chambre proposera donc aux mélomanes plusieurs de ces classiques, revus par des interprètes de la génération actuelle. Loin de vouloir chausser les bottes de sept lieues de ce monstre sacré, les artistes de la programmation célébreront plutôt certaines des oeuvres particulièrement prisées par Heifetz. Ehnes aura ainsi l'occasion, en un seul soir, d'interpréter le Concert opus 21 de Chausson et la Sonate de Richard Strauss, enregistrée deux ou trois fois par le maître et qu'il a défendue jusqu'à la toute fin de sa vie. Le jeune violoniste canadien se fait une joie de retrouver cette musique qui l'habite depuis l'adolescence. « Cette oeuvre est intensément émotionnelle du début à la fin, souligne-t-il. La gamme des sentiments est incroyable, une véritable montagne russe, de l'intimité la plus complète à l'exubérance extrême, du plus petit pianissimo au fortissimo le plus enlevant. Très virtuose pour les deux instrumentistes, elle procure un réel plaisir aux interprètes et au public. » Sa complice Wendy Chen, avec laquelle il a déjà réalisé deux enregistrements, saura alimenter cette fièvre qui touchera certainement plus d'un mélomane.
Plus d'un rapprochement peut s'établir entre Heifetz et Ehnes. Le perfectionnisme les caractérise tous deux, même si on a peine à imaginer l'affable Ehnes, dont le charme fou doit faire soupirer plus d'une admiratrice, devenir le tyran maniaque que plusieurs artistes ont découvert en Heifetz. La maîtrise de leur instrument - un magnifique Stradivarius « Ex Marsick » de 1715, prêt de la Collection Fulton, évalué à plus d'un million dans le cas de Ehnes - reste absolument indéniable. Les critiques dithyrambiques, qui ont fini par isoler Heifetz du reste de l'humanité, continuent de s'accumuler et semblent pour le moment n'avoir aucune prise sur l'intégrité du jeune artiste qui demeure d'une simplicité désarmante. Les deux violonistes éprouvent également des affinités évidentes pour le répertoire pyrotechnique ou poétique de Fritz Kreisler qui, pendant quelques années, partagea les scènes mondiales avec Heifetz. Le prochain projet d'enregistrement d'Ehnes pour Analekta y sera d'ailleurs consacré. « Ce sont des joyaux, décrète-t-il. Ces oeuvres réussissent à capter l'intensité du moment, un instant volé, un instant dans l'histoire. »
Mais, plus que tout, une passion dévorante pour leur instrument et la musique en général les unit, au-delà du temps et des modes. « Catégoriser la musique me semble une perte de temps, décrie Ehnes. On peut retrouver des oeuvres musicales merveilleuses, intéressantes, profondes, divertissantes, de toutes les périodes et de tous les styles. Nous avons le luxe de pouvoir cueillir à travers les siècles et de trouver nos Beethoven, nos Mozart, nos Bach… Il ne faudrait pas oublier que pour chacune des symphonies de Beethoven, une quantité phénoménale de mauvaise musique a été écrite. J'ai confiance en l'avenir de la musique. Elle est trop importante pour trop de gens et elle le restera assez pour survivre. C'est la responsabilité des interprètes. » Nul doute que, comme celui d'Heifetz, le nom d'Ehnes continuera de hanter les oreilles de toute une génération d'amateurs éclairés, et ce, sur les scènes du monde entier. •
James Ehnes se produira trois soirs
pendant le Festival de musique de chambre de Montréal. Voir le calendrier pour
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