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La Scena Musicale - Vol. 6, No. 8

La structure dramatique d’Elektra de Strauss

Par Michel Veilleux / 1 mai 2001

English Version...


Lorsqu’en 1904 Richard Strauss voit la pièce Elektra de Hugo von Hofmannsthal (adaptation libre de la tragédie antique de Sophocle du même titre), l’idée lui vient immédiatement d’adapter pour la scène lyrique cette œuvre avec laquelle il se sent beaucoup d’affinités. Mais il hésite car il y décèle trop de points communs avec Salome, sur laquelle il travaille au même moment. Hofmannsthal finira par convaincre Strauss que les deux pièces (celle de Wilde et la sienne) sont fondamentalement différentes, et, dès 1906, Strauss s’attèlera à la mise au point du livret puis à la composition de son opéra, achevé en 1908, puis créé à Dresde en janvier 1909.

Lorsque Strauss rédige le livret de son opéra, il décide d’apporter d’importantes coupures dans le texte de la pièce de Hofmannstahl (près de 40 % du texte original). Strauss modifie aussi l’ordre de certains passages, faisant parfois passer quelques lignes d’une scène à une autre. Il demande enfin à Hofmannsthal d’ajouter « quelques beaux vers » à deux endroits précis. Derrière chacune de ces opérations se cache une logique profonde dénotant un sens extrêmement sûr du récit théâtral. Cependant, Strauss choisit de conserver la succession de huit scènes distinctes de la pièce originale.:

L'Électre préférée
de l'auteur.
Astrid Varnay
(1949)

Introduction

  1. Prologue des servantes
  2. Électre seule

Développement

  1. Électre et Chrysothémis (1re scène)
  2. Électre et Clytemnestre
  3. Électre et Chrysothémis (2e scène)
  4. Électre et Oreste

Conclusion

  1. Électre et Égisthe
  2. Électre et Chrysothémis

 

Les deux premières scènes constituent sans équivoque l’introduction du récit. Le prologue des servantes (1), au cours duquel celles-ci puisent de l’eau à la citerne et rapportent les propos acerbes qu’Électre tient à leur égard, consiste en un portrait d’Électre car il s’agit pour le moment de présenter au spectateur l’héroïne.: Électre, depuis le meurtre de son père, Agamemnon, vit dans la cour du palais royal, vêtue de haillons parmi les chiens et méprisant tous ceux qui sont infidèles à la mémoire de son père. La musique barbare de l’orchestre place immédiatement l’auditeur dans cet univers de violence et de cruauté qui caractérise d’emblée Électre comme une héroïne implacable. Le grand monologue qui suit (2) se divise en deux grandes sections bien distinctes. La première sert à exposer le problème (procédé obligé de tout récit mythique).: à son retour de la guerre de Troie, le roi Agamemnon fut brutalement assassiné dans son bain par son épouse, la reine Clytemnestre, aidée par son amant, Égisthe. Depuis ce jour, Électre ne vit que pour une seule chose.: le jour où son frère Oreste sera de retour et accomplira le matricide vengeur. Entre-temps, tous les soirs, Électre revit l’instant du meurtre de son père. Puis, dans la seconde moitié de son monologue, elle entrevoit justement le jour où vengeance sera accomplie.: les responsables seront punis, les animaux d’Agamemnon seront sacrifiés et ses enfants exécuteront des danses de triomphe sur son tombeau. La musique de danse sauvage que fait entendre l’orchestre à ce moment-là est celle-là même qui conclura l’ouvrage, faisant de cette deuxième partie du monologue d’entrée une préfiguration de la fin du drame.

La scène suivante avec Chrysothémis marque le début d’un long développement constitué d’une série de confrontations. Comme le souligne Jacqueline de Romilly, « les tragédies de Sophocle sont construites comme une série d’affrontements qui opposent le héros à d’autres personnages et qui ont pour fonction de donner à leurs sentiments et à leurs idéaux un contour plus net et plus rigoureux » (dans La tragédie grecque, Paris, 1992). Ces confrontations constituent sur le plan narratif des « épisodes » centraux qui sont séparés au milieu par un « point tournant ». Le premier épisode (3) confronte Électre à sa sœur Chrysothémis, personnage qui constitue une sorte de double inversé de l’héroïne. En fait, Chrysothémis est tout ce qu’Électre n’est pas. Beaucoup plus conventionnelle, attachée aux valeurs bourgeoises, elle ne souhaite qu’une seule chose.: se marier et avoir des enfants. Elle n’a que faire de la fidélité à la mémoire de son père et n’espère plus le retour de son frère Oreste. Pour souligner l’antagonisme radical entre les deux sœurs, Strauss a caractérisé musicalement Chrysothémis par un lyrisme intense et exacerbé, en opposition totale avec le style violent et discontinu associé à Électre au cours de l’introduction. La voix de soprano lyrico-dramatique plus claire et lumineuse de Chrysothémis doit aussi offrir un contraste marqué avec le grand soprano dramatique sombre et corsé d’Électre.

Le second épisode du développement (4) nous fait assister à la confrontation entre Électre et sa mère, Clytemnestre, qu’elle tient responsable de la mort de son père, Agamemnon. Hofmannsthal et Strauss livrent ici un portrait saisissant de cette souveraine insomniaque rongée par l’angoisse et le remords et conçu vocalement comme un emploi de contralto. Au cours d’un passage étonnant, Clytemnestre confie à sa fille les cauchemars qui l’obsèdent. La musique pénètre alors dans la psyché de la reine et abandonne pour un moment tout référent tonal. Strauss a certainement produit là la page la plus moderniste de sa production, l’année même (1908) où Schoenberg prenait congé du système tonal. La confrontation entre les deux femmes atteint son point culminant au cours d’un long monologue sauvage dans lequel Électre décrit en détail à sa mère le moment où celle-ci périra aux mains de son propre fils Oreste, afin d’expier son crime. Ces deux longs épisodes (3 et 4) n’ont en fait pour fonction que d’affiner et d’approfondir ce qui avait déjà été présenté au cours de l’introduction.

Tout à coup, une suivante vient murmurer quelques mots à l’oreille de la reine et l’expression de celle-ci passe brusquement de la stupeur à la joie. Peu de temps après, Chrysothémis vient annoncer à Électre que deux étrangers sont venus au palais afin de témoigner de la mort accidentelle d’Oreste. Cette annonce de la mort d’Oreste constitue le point tournant du récit car elle marque un changement radical d’attitude chez Électre. Celle-ci va passer d’héroïne passive, plongée dans l’attente du justicier, à une héroïne mue par la volonté ferme d’agir. Au cours de sa seconde confrontation avec Chrysothémis (5), Électre va tenter de convaincre sa sœur de se joindre à elle afin de tuer dans leur sommeil Clytemnestre et son amant, Égisthe, puisqu’elle juge que c’est désormais à elles qu’incombe la tâche vengeresse. Le lyrisme intense qui avait caractérisé la première confrontation avec Chrysothémis (3) tente un retour, mais pour accompagner cette fois les propos d’Électre dans une véritable tentative de séduction. Chrysothémis refusera et finira par prendre la fuite, apeurée. C’est donc seule qu’Électre devra agir.

Au cours de la scène suivante (5), Électre est surprise par un étranger alors qu’elle déterre la hache qui lui permettra d’accomplir le matricide. Se faisant passer pour une servante du palais, elle interroge cet inconnu. Il lui confie être un ami d’Oreste et lui fait le récit de sa mort accidentelle. Face à la violente réaction de douleur d’Électre, l’étranger l’interroge sur sa parenté avec Oreste et Agamemenon. Elle lui avoue être du même sang que les deux défunts et l’inconnu comprend alors qu’il est en présence d’Électre. Il lui confie ensuite qu’en réalité Oreste n’est pas mort et, lorsqu’elle lui demande qui il est, il lui avoue sa véritable identité.: il est Oreste. C’est alors qu’on assiste aux retrouvailles du frère et de la sœur au cours de l’une des scènes les plus célèbres et émouvantes de la tragédie antique. Cette confrontation entre Oreste et Électre constitue en réalité l’inversion symétrique de l’affrontement entre Électre et Clytemnestre (4) qui avait conclu la première moitié du récit.û même jeu de questions-réponses, même façon de livrer l’information par données successives, mêmes mouvements d’apitoiement et d’introspection. L’émotion intense d’Électre au moment où elle reconnaît son frère est traduite par un immense accord dissonant, énoncé fortissimo à l’orchestre, qui se résorbe ensuite progessivement et conduit à une grande page lyrique profondément calme au cours de laquelle Électre fait part de sa joie immense de se retrouver enfin face à l’être aimé. Au cours d’un passage plus douloureux, elle plonge en elle et raconte à son frère l’histoire de sa souffrance, dans un moment de haute introspection morale tout à fait typique de la fin du développement d’un récit classique.

Accord du passage  Électre reconnaît Oreste.

Immédiatement après, la conclusion du récit peut s’amorcer. Oreste fait alors part à sa sœur de sa résolution d’accomplir l’acte vengeur et Électre l’encourage en ce sens. Un thème prend alors forme à l’orchestre, associé précisément à l’idée d’accomplissement. La fin du drame est donc imminente, ce que confirme l’entrée d’Oreste à l’intérieur du palais, accompagné de son tuteur et guidé par les servantes. C’est ensuite qu’on assiste au moment tant attendu par l’héroïne et le spectateur depuis la fin de l’introduction, c’est-à-dire l’exécution du meurtre vengeur. Celui-ci, selon la tradition antique, se déroule en coulisse. Au moment où le cri de mort de Clytemnestre retentit, Électre, seule sur scène, exulte. La dernière confrontation (7) oppose Électre à son beau-père, Égisthe. La musique de Strauss dresse alors un portrait hautement caricatural de ce personnage grotesque et dérisoire qu’Électre invite à entrer au palais afin de rencontrer les deux étrangers venus annoncer la mort d’Oreste. Égisthe périt ensuite à son tour, également en coulisse.

Il ne reste plus qu’une seule étape narrative afin de compléter le récit. Elle est constituée par la dernière scène (8) mettant en présence Électre et Chrysothémis et marquant le moment des réjouissances, une fois les meurtres vengeurs accomplis. Chrysothémis fait part de sa joie immense et exhorte sa sœur à se joindre aux festivités qui se déroulent à l’intérieur du palais. Mais Électre est déjà dans un autre monde. Elle, qui ne vivait que pour l’instant de la vengeance, n’a plus désormais de raison de vivre. Elle exécute alors une danse de triomphe avant de s’écrouler, morte.

 

L’OSM présentera Elektra dans sa version concert les 29 et 30 mai.

Info: (514) 842-9951.


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