Quand on met les pieds pour la première fois dans l’atelier du
peintre montréalais avant-gardiste Guido Molinari, lieu de répétition du
Quatuor, on se retrouve aussitôt assailli par la puissance des couleurs et la
précision méticuleuse des traits. À bien des égards, l’osmose entre le peintre
et « son » quatuor — formé des violonistes Olga Razenhofer et Johannes
Jansonius, de l’altiste David Quinn et de la violoncelliste Julie Trudeau —
semble si complète que des parallèles étonnants surgissent entre les toiles du
peintre et le jeu des membres du Quatuor: couleurs d’une richesse presque
inépuisable, respect, compréhension et maîtrise des formes même les plus
complexes, justesse du geste, que ce soit dans les longs passages à l’unisson
des Quatuors de Schafer ou dans la multitude de losanges d’une toile, mais
surtout un enthousiasme communicatif pour les autres médiums artistiques.
Fondé en 1997 par Olga Ranzenhofer avec la complicité de Guido Molinari, le
Quatuor se consacre au répertoire des xxe et xxie siècles, même si on
l’associe plus volontiers aux créations et à l’intégrale de Schafer. La
violoniste explique: « La musique contemporaine n’est qu’une partie de
notre mandat, beaucoup plus large. Le répertoire pour quatuor est tellement
immense, inépuisable en chefs-d’oeuvre, que nous avons simplement décidé de
prendre un point de départ. Au début du xxe siècle, on a assisté à une
éclosion des écoles nationales. Pour une date donnée de l’histoire musicale du
siècle, on peut retrouver un éventail extraordinaire d’oeuvres de différents
styles, couleurs, esthétiques. Si on compare la musique de Webern de 1910 à ce
qui se faisait ailleurs, on pourrait penser que 50 ans les séparent. »
L’ensemble compte ainsi une quarantaine d’oeuvres à son actif (10 oeuvres
nouvelles par saison), ce qui lui permet de bâtir des programmes de concerts
adaptés aux lieux ou aux organismes qui les accueillent. Une place privilégiée
reste réservée aux Quatuors de Murray Schafer. L’intégrale en concert de
décembre 1999 (également reprise sur disque) avait su faire vibrer le coeur
de bien des amateurs de musique contemporaine. Dès les débuts du Quatuor, la
fondatrice avait d’ailleurs annoncé le projet fou de l’intégrale. « Tout le
monde peut éprouver un plaisir en écoutant les oeuvres de Schafer, soutient
Mme Ranzenhofer, parce que c’est une musique humaine, qui sait toucher le
coeur, qui ne laisse personne indifférent. On y retrouve des choses d’un
modernisme extraordinaire, mais aussi d’autres beaucoup plus accessibles. Ses
mélodies presque infinies, qui planent, côtoient des sections rythmiques d’une
intensité incroyable. » Schafer travaille présentement à la complétion de
son Huitième Quatuor, dont la création aura lieu au festival de musique de
Stratford (qui renaîtra de ses cendres) cet été. La première québécoise sera
donnée quelques jours plus tard au Centre d’Arts Orford.
Grâce à sa programmation peu traditionnelle, le Quatuor Molinari vise
l’élargissement du public. Dans cette optique, il a su développer avec Molinari
la formule très appréciée des Dialogues (déplacés cette année à la Chapelle
historique du Bon-Pasteur pour rejoindre plus d’amateurs) qui vise à faire
disparaître la frontière entre ceux qui fréquentent les expositions et ceux que
la musique contemporaine passionne. Grâce aux liens réalisés entre les oeuvres
musicales et picturales, des dialogues enfiévrés jaillissent spontanément entre
les participants et le public. Les musiciens tentent également de diriger
l’écoute des auditeurs en les ouvrant à une autre dimension de compréhension. Le
mélomane se trouve souvent dérouté face au foisonnement d’idées qui caractérise
la musique contemporaine. Comme un enfant qui ne comprend pas du premier coup,
il se rebiffe de ne pas trouver un thème identifiable et abdique souvent,
déclarant ne pas aimer ce genre de musique. Pour Olga Ranzenhofer, il importe de
briser le carcan des idées préconçues: « Il faut plutôt chercher à libérer
l’imagination, sentir l’atmosphère, la couleur. »
Le mot est lâché une fois de plus: couleur. Comme d’autres parlent
d’articulation, de phrasé, de précision, d’analyse formelle, de style, Olga
Ranzenhofer fait constamment référence à la couleur. Dès sa première rencontre
avec Molinari, elle avait d’ailleurs été frappée par cette transitivité de
langage qu’elle avait adopté avec le peintre. « Guido s’est mis à parler de
ses toiles en termes musicaux », se souvient-elle avec ferveur. « Il
parlait de rythme, d’harmonies, de hauteur, de timbre, de contours mélodiques,
et moi je me suis fait prendre à parler de musique en termes de couleurs, de
textures, d’effets. » Une communion totale s’est depuis instaurée entre les
membres du Quatuor et leur « parrain ». Ses peintures servent de toile
de fond à leurs concerts, second plan visuel qui soutient la musique, mais sans
jamais l’écraser. La musique du Quatuor habite les lieux de travail du peintre,
une ancienne banque un peu froide qu’il a su réchauffer par l’ardeur de ses
toiles. Dans la mesure du possible, on essaie d’organiser une exposition des
oeuvres de Molinari quand le Quatuor est invité dans d’autres villes. (Ce sera
le cas cet été aux festivals de Stratford et d’Orford.)
Cette communion se retrouve également entre les membres du Quatuor, qui
aimeraient pouvoir devenir un quatuor à plein temps, en résidence dans une
université, par exemple, comme le sont souvent les grands quatuors. Pour le
moment, le violoniste Johannes Jansonius et l’altiste David Quinn doivent
composer avec leur horaire astreignant de membres de l’Orchestre symphonique de
Montréal. La violoncelliste Julie Trudeau se produit régulièrement en tant que
soliste, entre autres dans des spectacles chorégraphiques. Olga Ranzenhofer
doit, quant à elle, jongler avec ses horaires de travail et son poste de violon
solo à l’Ensemble de la Société de musique contemporaine du Québec, en plus de
veiller à la direction artistique et administrative du Quatuor. Les quatre
musiciens se rencontrent pourtant toutes les semaines huit ou neuf heures et,
les deux semaines avant les concerts, tous les jours, histoire de peaufiner le
détail le plus infime.
Pour Olga Ranzenhofer, le quatuor reste la formation idéale, un instrument
avec un registre et des possibilités expressives immenses. Baignée dès sa tendre
enfance dans un univers musical, elle se rappelle avec émotion les rencontres
hebdomadaires du quatuor amateur dont son père, second violon, faisait partie.
Elle se retrouvait assise à ses côtés, investie de la délicate mission de
tourner ses pages. Cette intimité est maintenant partagée avec les autres
membres du Quatuor Molinari dans ce qu’elle nomme « un mariage
musical ». Dès les débuts de l’ensemble, les dialogues ont été balisés. Les
commentaires émis par l’un ou l’autre des membres ne doivent jamais être mal
interprétés. Une remarque sur la précision du rythme, le dosage des nuances ou,
pire, l’intonation (certainement la corde sensible de tout instrumentiste à
cordes) reste toujours exprimée avec tact, dans le but d’approfondir l’oeuvre,
de faire honneur au compositeur. Après quatre ans de travail commun, l’osmose
semble atteinte entre les artistes, qui sont devenus des amis et non plus de
simples collègues. En concert, « une expérience esthétique unique,
ultime », selon les interprètes, cette unité ouvre la porte à des moments
magiques. Un seul regard suffit alors pour orienter l’oeuvre différemment, sans
que l’auditeur n’en ait conscience, bien souvent: un retard, un pianissimo
ressenti au même moment, une couleur qui saura illuminer l’imaginaire, bien
après le dernier son filé.
Ne ratez pas les prochaines prestations du Quatuor Molinari. Ils seront
solistes avec l’Orchestre symphonique de Montréal le 19 avril, dans la création
du Concerto pour quatuor et orchestre d’Ana Sokolovic.
Leurs prochains Dialogues à la Chapelle auront lieu le samedi
2 juin. Concert le 4 juin à la Salle Redpath dans la série Vingtième
et plus. Plusieurs présences aux festivals d’été.