Le 4 février dernier, le monde perdait l’un des
plus grands compositeurs et théoriciens de la musique de notre temps, Iannis
Xenakis. Né en 1922, il a fréquenté l’École polytechnique d’Athènes, où il a
obtenu un diplôme d’ingénieur en 1947. Membre de la résistance communiste
d’Athènes durant la guerre, il a été blessé par un éclat d’obus d’un char
anglais qui endommagera une partie de son visage et lui fera perdre l’usage de
l’oeil gauche. Condamné à mort à cause de ses activités durant la guerre, il
s’enfuit en France, en 1947, plutôt qu’aux États-Unis et entra au cabinet
d’architecture de Le Corbusier, à Paris. Avec celui-ci, il a contribué à
certains des design les plus innovateurs du xxe siècle. Le pavillon
Philips, à l’exposition universelle de Bruxelles de 1958, par exemple,
substituait à la construction traditionnelle par plans des surfaces fluides
s’appuyant sur un déplacement continu de la ligne droite. Ayant reçu une
certaine formation musicale dans sa jeunesse, Xenakis a repris ses études à
Paris, assistant aux cours d’Olivier Messiaen au Conservatoire. Quelques années
plus tard, il se consacrait exclusivement à la composition, mais sa musique est
restée marquée par la pensée mathématique qu’il avait aussi utilisée comme
architecte.
Xenakis était certes doué de nombreux talents, mais il avait également des
raisons plus importantes d’établir des liens entre différentes disciplines. Sa
musique incarne un idéal proche de celui des anciens Grecs, pour lesquels les
arts, et particulièrement la musique, étaient des modes d’expression de l’esprit
humain. Pour Xenakis, les divers aspects de l’intelligence devaient s’influencer
l’un l’autre, en utilisant les mathématiques comme langage commun permettant de
partager des idées universelles. Cette notion se reflète dans la diversité de sa
propre production artistique, où l’on trouve de la musique de chambre et pour
orchestre, de la musique électronique et des mélanges de musique et de
projections de rayons lasers, par exemple dans le Polytope de Montréal, présenté
à l’Expo 67.
Xenakis a eu recours à de nombreux modèles mathématiques différents dans sa
musique. Sa première composition d’envergure, Metastasis (1954), pour orchestre,
traduit des lignes comme celles du pavillon Philips en réseaux massifs de
glissandi. Les systèmes qu’il commença à élaborer au début des années 1950
étaient en partie une réaction contre la musique sérielle, un système largement
utilisé par d’autres compositeurs de l’époque. Il maintenait que, même si les
procédés sériels étaient fondamentalement de conception polyphonique, les
textures complexes qui en résultaient étaient entendues comme une « masse
de notes dans divers registres », non comme de la polyphonie. Xenakis se
tourna vers un modèle mathématique conçu de manière à permettre un traitement
plus juste des textures complexes. Il créa le terme de musique stochastique.
Comme dans la théorie des probabilités, les textures denses de la musique
stochastique, qu’il nomma « nuages » ou « galaxies »,
comprenaient un tel nombre de composantes que l’effet musical résultant pouvait
être déterminé, mais non le comportement de chaque composante particulière.
Cette notion s’entend nettement dans sa deuxième oeuvre pour orchestre,
Pithoprakhta (1956). Le compositeur comparait les principes des textures
stochastiques à ceux qui interviennent dans des phénomènes sonores naturels
comme « la collision de la grêle ou de la pluie contre des surfaces rigides
ou le chant des cigales dans un champ en été ».
Durant les deux décennies qui ont suivi la composition de Pithoprakhta,
Xenakis a continué d’utiliser les principes stochastiques, et il incorpora
également dans sa musique des notions de la théorie des ensembles et de la
logique symbolique. Entre-temps, il eut recours de plus en plus souvent à des
ordinateurs pour l’aider dans les calculs complexes et nombreux nécessaires à
son processus de composition. Les appareils devenant de plus en plus puissants
et les logiciels conçus par le compositeur plus sophistiqués, les ordinateurs
lui ont en fait apporté encore plus de liberté dans sa création. En 1979, sa
« machine à composer », appelée UPIC, permettait déjà de traduire des
idées visuelles en musique.
Le dessin a toujours joué un rôle important dans la création de cet ancien
architecte et, dans les années 1970, ses esquisses prenaient souvent la forme de
ce qu’il appelait des arborescences, c’est-à-dire des ensembles de courbes
organiques se ramifiant à la manière d’un arbre. Les points de ces courbes
étaient interpolés pour dicter les éléments musicaux, surtout les tonalités à
l’intérieur des lignes mélodiques. Cette méthode de travail, comme celle des
premières oeuvres stochastiques, mettait l’accent conceptuel sur la texture, et
donna lieu à des audaces qui placent les oeuvres de cette période parmi les plus
puissantes de Xenakis. Phlegra (1975), pour 11 instruments, est un exemple
éloquent de ce type de clarté. Le monde sonore inquiétant de N’Shima (1975),
créé par des quarts de ton et comprenant une étonnante notation pour deux voix
de paysans amplifiées, deux cors, deux trombones et un violoncelle amplifié,
démontre hors de tout doute que les ordinateurs et les modèles mathématiques ont
été tout sauf une limite pour l’imagination du compositeur.
La voix personnelle de Xenakis s’exprime dans une bonne partie de sa musique
d’une manière qui illustre à la fois sa musicalité et sa capacité de créer des
systèmes qui lui donnent libre cours. Plusieurs des ouvrages qu’il a écrits,
particulièrement Musiques formelles (1963), traitent en détail des modèles
mathématiques et des algorithmes qu’il a utilisés. Il a peu écrit cependant sur
le rôle de l’intuition dans ses compositions, même s’il a affirmé qu’elle était
présente — ce que démontre le caractère hautement personnel de son oeuvre. En
effet, il est facile d’apprécier les formes limpides et puissantes de la musique
de Xenakis; il l’est beaucoup moins de savoir quels éléments de la musique sont
produits par des systèmes et d’accorder la juste part à l’intuition.
En général, il évitait les questions sur les significations intimes de sa
musique, et cela peut s’expliquer par le fait qu’elles étaient souvent
douloureuses. Il a déjà avoué que les sentiments de sa musique étaient inspirés
par ses expériences durant la guerre, et que les principes stochastiques
n’imitent pas que les sons de la nature, mais aussi les sons produits par une
foule de manifestants scandant des slogans et ensuite dispersés par le tir des
mitraillettes. Si l’on en juge par une oeuvre tardive, Dämmerschein (1994), pour
grand orchestre, la violence qu’il a connue durant la guerre a continué de
colorer sa musique toute sa vie durant.
[Traduction d’Alain Cavenne]