Jordi Savall - Hespèrion XXI Par Dominique Olivier
/ 1 mars 2001
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Par l’impact qu’il a eu
sur la ré-appropriation d’un héritage musical essentiel, Jordi Savall est un
révélateur de notre mémoire et un des principaux artisans du renouveau de la
musique ancienne au xxe siècle. Véritable pont tendu entre ce que nous
avons été, ce que nous sommes et ce que nous pouvons devenir, le travail de
Savall et de ses collaborateurs se poursuit avec ténacité, malgré le passage à
un nouveau millénaire. Dans le cadre de sa venue à Montréal avec Hespèrion XXI,
anciennement Hespèrion XX (le nom de l’ensemble, lui aussi, accuse le passage),
il nous présente un programme de musique séfarade inspiré d’un de ses plus
récents enregistrements, Diaspora Sefardi, qui initiait une toute nouvelle
collection discographique sous étiquette Alia Vox. Rejoint au téléphone à sa
résidence de Barcelone, le chef d’orchestre, pédagogue, chercheur, penseur de la
musique et gambiste nous a parlé de l’importance de la mémoire…
« Ce changement de millénaire a été pour nous, comme pour beaucoup d’autres,
un moment de réflexion, le moment de penser le futur, de repenser notre apport à
la civilisation, notre philosophie de la musique et de la vie. Nous avons
réfléchi sur l’impact de notre travail et je pense qu’on pourrait résumer cette
philosophie par le thème de la collection que nous avons commencé avec Diaspora
Sefardi, qui est "Les racines et la mémoire" (Raices y Memoria). Ces deux mots
expriment notre manière d’aborder le travail, tant au disque qu’au concert. Nous
sommes conscients qu’il faut approfondir les racines de notre culture pour mieux
garder la mémoire vivante et construire, avec cette mémoire, un avenir dans
lequel les gens pourraient être plus heureux, avoir une vie plus complète. Je
parle des racines de notre culture occidentale, mais aussi de toutes celles qui
nous accompagnent. Justement, le programme que nous présenterons au Canada est
une façon de rendre hommage à ces hommes et à ces femmes qui ont su conserver
une ancienne culture tout en s’intégrant dans d’autres pays, dans d’autres
sociétés, en s’adaptant sans perdre leur caractère. Ils ne l’ont pas conservée
contre les autres, mais en vivant ensemble. Après, si l’histoire n’a pas permis
que ça continue de manière heureuse, c’est que l’homme est peut-être l’un des
seuls animaux qui refait toujours les mêmes erreurs, qui tombe toujours dans les
mêmes pièges. Notre principal problème, aujourd’hui, c’est qu’on oublie trop
vite et que ceux qui jadis étaient les victimes deviennent parfois les
bourreaux. »
Du moment qu’on a un rôle à jouer dans la préservation de cette mémoire
humaine, n’est-ce pas un combat de tous les instants, une lourde responsabilité?
« Lorsqu’on a reçu le don, le talent, la sensibilité et la capacité de
faire les choses, on a la responsabilité de les faire partager, de les faire
sentir et comprendre par le plus grand nombre possible », répond sans
complexe le musicien, conscient de l’impact de son œuvre partout dans le monde,
qu’on pense à son immense succès discographique comme à ses participations
cinématographiques, en particulier à Tous les matins du monde. « Et ça
n’est pas tout à fait un combat, renchérit Savall, parce qu’on ne lutte pas
contre quelqu’un. C’est plutôt un combat dans la mesure où la société est de
plus en plus submergée dans un monde de superficialité, de culture de la
banalité, de violence. Nous devons, c’est vrai, quelquefois lutter pour avoir un
petit peu d’espace pour toutes ces merveilles et, parfois, c’est un combat
contre les systèmes qui nous empêchent d’avoir le temps et la possibilité de les
faire connaître. »
Avec cette conscience aiguë et cette volonté de maintenir vivante la
civilisation, quoi qu’il arrive, Jordi Savall ne se contente pas d’œuvrer pour
ses troupes. Il prépare aussi la relève. « Nous ne sommes pas éternels et
il faut penser à construire les moyens de continuer ce travail. Cela passe par
l’implantation d’une école de musique ancienne, par l’enseignement aux jeunes
générations de cette philosophie, de cette sensibilité pour la musique du passé.
En même temps, c’est un grand plaisir de voir que dans le monde, de plus en plus
de gens nous écoutent, qu’il y a un public fidèle et qui s’agrandit, même s’il
s’agit toujours d’une minorité et que ça ne sera jamais une musique de
masse. »
La pédagogie, pour Savall, qui est en train de développer une école de
musique à Barcelone en plus d’enseigner à la Schola Cantorum en Suisse depuis
fort longtemps, c’est aussi le concert et le disque. « Je crois que les
gens apprennent en venant à nos concerts, parce que nous jouons une musique qui
peut toucher des gens de milieux très différents. Le concert est un exemple, un
travail de pédagogie. Dès qu’on chante ou qu’on joue quelque chose, on touche
quelqu’un, on est en train de devenir un maître, et celui qui écoute devient une
sorte d’élève qui assimile dans la mesure de sa sensibilité et de ses capacités.
La chose la plus importante, qu’il faut toujours répéter, c’est que la musique
est un dialogue. Le musicien n’existe que s’il y a quelqu’un devant lui avec qui
il communique. Et plus ce dernier est sensible, plus le musicien peut
communiquer. Il s’établit une relation tout à fait vivante entre les
deux. »
La vie de Jordi Savall est partagée, depuis toujours, entre la recherche,
l’enseignement, la préparation des projets, les concerts, les enregistrements,
ce qui constitue pour lui un cercle où tout se rejoint. Les projets sur la table
sont nombreux, et comprennent notamment la suite d’une autre nouvelle
collection, « Musique royale », qui débutait par un enregistrement
magnifique autour de l’époque de Charles Quint. Le second de la série paraîtra
en mars, et s’articulera autour de la cour de Naples au temps d’Alphonse le
Magnanime. Dans une autre sphère, Bach sera à l’honneur avec un enregistrement
de L’Offrande musicale, jumelé avec un autre plus ancien — remasterisé — de
L’Art de la fugue. « Le tout s’appellera Le Testament de Bach, précise le
musicien. Nous avons pensé que Bach reste toujours actuel et que durant
l’anniversaire, il a eu tant de choses, que c’était bon pour nous de prendre du
recul. » Encore à venir, un disque qui devrait rassembler les plus belles
variations sur des ostinatos. Quant à Diaspora Sefardi, il est le témoignage du
travail accompli sur ces musiques pendant près de 30 ans, puisque quelques-unes
de ces pièces étaient enregistrées par l’ensemble en 1975… « Nous avons
développé une vision différente de cette musique et c’est pour ça que nous avons
décidé d’en faire un disque. »
Encore un exemple de la nécessité de préserver certains acquis de
civilisation… et Savall de conclure: « Un peuple qui n’a pas de mémoire n’a
pas de futur. »
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