Daniel Taylor, plus qu’une belle voix Par Wah Keung Chan
/ 1 décembre 2000
English Version... «Le chant est un
prolongement de la voix. La clef, c’est le texte», affirme
Daniel Taylor, ainsi qu’il l’a démontré
à des étudiants lors d’une classe de maître
à l’Université d’Ottawa. «Le chant
devient plus facile, dit-il, lorsqu’on se permet de parler la
musique, d’en être le médium.» À
l’âge de 30 ans, et fort déjà de 18 ans
d’expérience sur la scène, le réputé
contre-ténor canadien connaît actuellement une ascension
excitante. Vedette du disque, spécialiste de la mélodie
et de l’opéra baroques et maintenant professeur, Taylor
passe la moitié de sa vie loin de Montréal, où
il habite, en raison de ses nombreuses activités, dont une
prestation à Beijing en décembre.
Il est toujours quelque peu
étonnant d’entendre un homme chanter d’une voix de
femme — et, comme les contre-ténors sont de plus en plus
nombreux, la qualité varie du sublime au pénible. Or, le
timbre suave et le phrasé raffiné d’un Daniel
Taylor font oublier l’étrangeté du
phénomène. En fait, Taylor a aidé à
populariser la voix de contre-ténor au Canada grâce
à ses enregistrements à succès pour la maison
ATMA. «Je ne me lasse jamais d’écouter Daniel,
même après 30 heures de montage en studio», avoue
Joanne Goyette, présidente des disques ATMA. La collaboration
entre cette maison de disque et Taylor a été
mutuellement profitable depuis cinq ans, puisqu’elle a
été couronnée de nombreux prix Opus et d’un
Félix de l’ADISQ.
Le secret du succès de
Taylor s’enracine dans ses convictions: «D’abord et
avant tout, la musique. On se sent mieux quand on écoute de
bons chanteurs. Le but, c’est de faire du bien aux gens. Chez
des artistes comme Cecilia Bartoli ou Emma Kirkby, on sent une
sincérité de la personne et une
générosité de l’artiste qui les rend
uniques. J’essaie de suivre ma propre voie et de ne pas copier
ce que font d’autres chanteurs ou contre-ténors.»
Comment en est-il arrivé là? «Quand
j’étais jeune, j’aimais la musique comme
passe-temps. Mais, étudiant à McGill, j’ai perdu
de vue ce que je voulais et pourquoi. J’essayais
d’impressionner et de faire ce qu’on attendait de moi
plutôt que ce qui me tentait.
«Il y a huit ans,
j’étais très malheureux. J’avais
terminé mes études de premier cycle et je
commençais ma maîtrise. Et soudain, je me suis
réveillé. J’ai compris que je devais continuer
pour des raisons que je trouvais justes. Je voulais que les gens
viennent m’entendre pour se sentir mieux, pour entendre de la
belle musique, pour vivre une expérience profonde, et non pour
assister à une sorte de numéro de cirque, pour voir une
curiosité. Ah! il y a un contre-ténor! J’ai
aussi dû accepter le fait que je n’étais pas dans
une situation qui m’assurait une aisance
financière.»
Les priorités dans sa
vie ont changé de nouveau, il y a un an, lorsque sa sœur
apprit qu’elle était atteinte de cancer. «Le jour
où je l’ai su, j’ai annulé un concert au
Domaine Forget. Je suis vite monté dans ma voiture
louée et je me suis mis à chantonner, mais rien ne
sortait de ma bouche. Je n’avais jamais perdu la voix de toute
ma vie. Je suis allé voir le Dr Françoise Chagnon
à l’Hôpital Général. Elle
n’arrivait pas à trouver le problème et m’a
demandé s’il y avait quelque chose qui me tracassait.
Alors je me suis mis à pleurer. Le producteur a cru que je
chantais ailleurs. J’ai appelé Suzie LeBlanc et, ce
soir-là, elle est venue en avion des Maritimes pour me
remplacer.
«J’ai compris
à ce moment que si un problème personnel grave
survenait dans ma vie, aucun concert ne pourrait être plus
important. Les jeunes artistes perdent parfois cela de vue. J’ai
décidé de me concentrer sérieusement sur la
célébration et le caractère sacré de la
musique. Mes disques ne sont pas connus pour leur caractère
improvisé ou léger. J’estime que si quelqu’un
les achète, c’est pour suivre le même parcours que
celui que je propose.»
Taylor donne une centaine de
concerts par année. «Les concerts ne sont pas fatigants.
Le plus épuisant, c’est les voyages en avion.
Heureusement, j’ai un bon réseau d’amis.» Son
ami Ted Schrey, qui l’accompagnait lors de son premier grand
voyage à Londres et Halle il y a cinq ans, raconte:
«J’ai eu le privilège de l’aider à
composer avec le stress qu’éprouve tout artiste au
début d’une grande carrière.»
Taylor ajoute: «Nous
devons travailler dans un environnement très instable. On
côtoie un éventail complet des divers types de
caractère. Si un chef décide de ne pas vous trouver de
son goût, vous pouvez être renvoyé à la
maison sans cachet ou avec un cachet réduit. La logique dans
ce métier, c’est d’établir une
clientèle qui vous engagera pour plusieurs années. Il
faut demeurer en bons termes avec les chefs, les directeurs, les
adjoints et les régisseurs. Si jamais vous indisposez
quelqu’un, il sera difficile d’obtenir un autre engagement.
Lorsque cela se produit, je préfère ne plus travailler
avec ces personnes. Heureusement, ces cas sont très rares. En
règle générale, ceux qui m’engagent sont
attirés par la musique pour les mêmes raisons que
moi.
«On ne devient pas
souvent riche dans mon métier. L’agent prend de 10
à 20% des cachets et, dans certains pays, le fisc en
prélève 40 ou 50%. Les producteurs assument les frais
de déplacement et d’hôtel, mais il faut payer les
repas et les appels interurbains. Je touche environ 20% de mes
chèques de paie.» Parmi le matériel essentiel que
Taylor trimbale avec lui se trouvent un ordinateur portable et un
cellulaire.
La voix de contre-ténor
de Taylor est la suite de ses débuts comme jeune soprano.
«Lorsque ma voix a mué, j’ai conservé ma
capacité de vibrer aux fréquences aiguës.
J’ai exercé cette faculté, mais cette
capacité intrinsèque n’a jamais disparu. Beaucoup
de personnes conservent une telle capacité,
je n’apprends rien aux mezzos.
Pour ma part, j’estime que la mezzo canadienne Catherine Robbin
chante l’alto dans le Messie mieux que n’importe
quel contre-ténor.
On croit souvent que la voix
de contre-ténor est une forme de falsetto. «Pas
du tout, dit Taylor. Le Dr Chagnon a filmé mes cordes vocales.
Elles fonctionnent et vibrent essentiellement comme celles
d’autres chanteurs.
Je ne crois pas aux trois
différents registres. Ou bien tout est dans le même
registre ou chaque note a son propre registre. La vidéo
m’a montré que si j’attaquais une note avec une
aspiration, je pouvais produire un son plus sain qui porterait mieux.
Le coup de glotte produit un son plus fort à peu de distance,
mais de faible portée. La différence entre nn
contre-ténor anglais, allemand et nord-américain est
nettement perceptible. Récemment, j’ai chanté dans
le Rinaldo du New York City Opera avec deux autres
contre-ténors. David Daniels n’a aucune trace de
falsetto, mais celui de Christopher Josey est très
prononcé. Moi, j’utilise le falsetto si je veux
colorer une note d’une façon particulière. Quand
je parle, ma voix naturelle est celle d’un baryton. Je
l’utilise pour produire un effet; dans une scène de
folie, par exemple, elle me semble parfaitement indiquée, ou
encore lorsque mon personnage est un méchant.»
L’horaire chargé de Taylor
l’oblige à apprendre beaucoup de musique.
«Être professionnel, cela signifie qu’il faut
s’exercer entre les spectacles, même si on a très
souvent chanté le rôle, parce que c’est
différent chaque fois. Pour se préparer, il est
important d’avoir une formation musicale solide. Plus un
chanteur en sait sur l’œuvre, plus il peut être
expressif, il acquiert un vocabulaire plus vaste. Je sors mon
dictionnaire et je traduis mot à mot ma partie et celle des
autres, le livret, je fais des recherches sur le contexte historique
de l’œuvre. Par exemple, du moment que l’on sait que
l’Agnus Dei de la Messe en si mineur renvoie à la
Cantate no 11, on comprend que Bach
parodiait son écriture. Puis j’apprends les notes et je
chante l’œuvre au complet avec un pianiste avant de passer
aux répétitions. Auparavant, j’aurai chanté
l’œuvre une cinquantaine de fois, dont 20 de
mémoire.»
Taylor avoue souffrir
d’une légère dyslexie. «Cela veut dire que
j’ai beaucoup de mal à écrire, j’écris
les lettres dans le mauvais ordre ou à l’envers. Une page
de récitatif me demande une journée entière de
lecture et de mémorisation, sans doute trois fois plus de
temps que les autres.
À part cela,
qu’est-ce qui intéresse Daniel Taylor? «J’ai
besoin d’un exutoire pour ma créativité. Les
projets d’enregistrements et en multimédia que je
prépare me tiennent à cœur.» On lui a
demandé de donner quatre autres classes de maître.
«J’aimerais enseigner davantage. Les étudiants
veulent chanter. Et il faut une dose de ce contact, sinon la musique
devient une simple question d’argent.»
[Traduction
d’Alain Cavenne]
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