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La Scena Musicale - Vol. 6, No. 4

La ménopause et les chanteuses

Par Tamara Bernstein / 1 décembre 2000

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La « femme Modigliani » est la plus sensible aux effets de la ménopause. Je crois que la Callas a souffert d'un syndrome climatique.

C’est la première de Don Carlos — l’un des opéras les plus populaires de Verdi — dirigé par Herbert von Karajan au festival de Salzbourg. Le rôle de la princesse Eboli, la femme fatale qui aime Don Carlos, est chanté par l’une des plus grandes mezzo-sopranos du siècle, qui l’a chanté une cinquantaine de fois au cours des 20 dernières années.

Vers la fin, elle se lance dans le grand air O don fatale, dans lequel Eboli déplore sa beauté maudite et décide de sauver Don Carlos qui l’a repoussée. Alors qu’elle atteint les aigus redoutables de l’aria, sa voix se brise.

Il s’agit d’une note parmi des milliers dans un opéra de trois heures, elle en a chanté des millions au cours de sa carrière. Mais dans le monde impitoyable de l’opéra, c’est tout ce qu’il faut pour agiter les mauvaises langues et faire sortir les couteaux — et pour que la confiance d’une artiste s’effondre. Anéantie et honteuse, la chanteuse quitte discrètement la ville sans terminer son engagement et elle ne chantera plus jamais le rôle d’Eboli. « Une étoile dans le firmament s’est éteinte », proclament les journaux.

C’est exagéré ? La mezzo-soprano était nulle autre que Christa Ludwig, une chanteuse célèbre pour sa « grande humanité » (Guardian) et sa voix « ronde, mûre, voluptueuse » suivant la description d’Opera, une revue anglaise respectée. Ludwig a relaté son expérience lors d’une entrevue récente sur l’un des grands sujets tabous du monde lyrique : la ménopause.

Les bouffées de chaleur, les pertes de mémoire, la libido éteinte, l’atrophie du vagin, la fatigue, l’insomnie, les sautes d’humeur, l’anxiété : plusieurs peuvent énumérer les symptômes classiques de la ménopause. Pour les divas comme pour les autres, cependant, il n’existe pas de carte routière pour s’orienter dans le « changement ». La moitié du combat consiste à comprendre ce qui se produit : la disparition des règles est la dernière borne de la ménopause, et les changements hormonaux peuvent surgir dès la fin de la trentaine, avec toute la puissance d’une secousse sismique.

Les changements hormonaux commencent peu avant la ménopause, alors que les ovaires diminuent peu à peu la production d’œstrogène et de progestérone, les hormones femelles. Mais la production des hormones mâles (androgènes) par l’organisme se maintenant au même niveau, celles-ci jouent donc un rôle plus dominant sur la scène hormonale. Entre autres phénomènes, la proportion accrue d’androgènes peut épaissir les cordes vocales et provoquer une mutation de la voix — exactement, mais à plus petite échelle, comme ce qui se produit chez les garçons à la puberté. Cette évolution est irréversible. La réduction de la quantité des hormones femelles peut également entraîner un gonflement ou une déshydratation des cordes vocales, avec des conséquences graves sur sur le mécanisme vocal.

Il est possible de maîtriser ce séisme au moyen d’un traitement hormonal substitutif (THS), un traitement controversé, mais répandu, qui consiste en une combinaison d’œstrogène et de progestérone. Toutefois, de nombreuses femmes — qui ont des antécédents personnels ou familiaux de cancer, par exemple — ne peuvent suivre un THS. En outre, il est compliqué d’établir le bon dosage. Jean Marmoreo, un médecin de famille qui soigne un grand nombre de femmes ménopausées au Toronto's Women's College Hospital, estime qu’environ 70 % des femmes abandonnent le THS parce que les doses prescrites sont incorrectes.

Chaque femme possède son propre taux d’estrogène, explique le gynécologue Morris Notelowitz, fondateur du Woman's Medical and Diagnostic Center de Gainesville, en Floride. « C’est pourquoi certaines femmes peuvent traverser la ménopause

sans aucune bouffée de chaleur, alors que d’autres seront extrêmement sensibles aux moindres changements des niveaux d’œstrogène. »

Curieusement, ces fameuses plaisanteries au sujet des grosses chanteuses ne sont pas sans fondement. Jean Abitbol, oto-rhino-laryngologiste français de réputation internationale et chirurgien au laser qui se spécialise dans la voix féminine, explique que les cellules adipeuses stockent l’œstrogène et transforment les hormones mâles en œstrogène. Ainsi, les femmes légèrement enveloppées pourraient effectivement connaître une ménopause plus facile et requérir moins de THS que les « belles » filiformes.

Nous appelons cela « la merde », dit Ludwig en riant. En fait, elle a chanté durant de nombreuses années après ce malheureux Don Carlos à Salzbourg; elle a pris sa retraite dans la soixantaine, après une série de récitals d’adieu qui lui ont valu des critiques dithyrambiques. Mais comme bon nombre de ses collègues, Christa Ludwig a connu une ménopause pénible.

Depuis sa résidence sur la Côte d'Azur, elle s’exprime avec candeur et chaleur. Sa voix est calme et mélodieuse, son accent allemand vif et direct. « Ce furent des années d’enfer, confie-t-elle. J’avais l’impression que mes cordes vocales étaient en verre tant elles semblaient fragiles. Parfois, j’avais peur de chanter un forte. J’éprouvais une peur réelle, quotidienne, que ma voix ne s’éteigne. »

Au début de la quarantaine, Ludwig consulta des médecins au sujet de ses problèmes vocaux. Ils lui dirent qu’elle chantait ou parlait trop. Il s’avéra qu’elle avait une ménopause précoce — provoquée, croit-elle, par l’agitation de sa vie personnelle : « J’avais un nouvel amoureux et un vieux divorce. » Elle a essayé de nombreux traitements hormonaux et aucun n’a fonctionné plus de six semaines. Finalement, en désespoir de cause, elle a pris de l’ovestine, un œstradiol qui, disaient les gynécologues, ne changerait rien. Ce fut au contraire la solution.

Le docteur Abitbol souligne que les chanteuses ménopausées le consultent souvent parce qu’elles perdent leur registre supérieur et qu’elles trouvent leur voix moins souple et moins sensuelle. Elles ont plus de mal à chanter en douceur et leur vibrato — cette difficile ondulation expressive constamment utilisée à l’opéra — peut commencer à chevroter.

« Le plus souvent, dit Abitbol, les sopranos ménopausées craignent de perdre leur féminité si leur voix change de tessiture. Je leur réponds qu’elles sont toujours des Stradivarius, et que je ne suis que le luthier. »

« La ménopause suscite toujours chez les sopranos légers la peur qu’elles cesseront d’être des coloratures », observe William Riley, l’un des grands professeurs de chant de New York dont la clientèle comprend bon nombre d’artistes célèbres. « Mais ce n’est pas toujours ce qui se produit. Parfois, la qualité demeure la même, mais le registre change, parfois c’est l’inverse, et d’autres fois, les deux changent énormément. Parfois, ces changements sont des présages de tragédie, mais ils peuvent aussi annoncer des merveilles, par exemple une meilleure qualité de la voix. » À l’âge mûr, l’ouïe d’une diva peut aussi changer, ce qui peut déstabiliser le délicat mécanisme du chant. Et bien sûr, la mémoire peut également faiblir, ce qui, pour une chanteuse d’opéra, est l’un des symptômes les plus terrifiants du « changement ».

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Le vieillissement est l’une des grandes phobies à l’opéra. D’abord, les rôles féminins les plus juteux sont souvent des sex-symbols — des héroïnes torrides comme Carmen ou la rivale passionnée d’Aïda, la princesse Amneris. Tout comme notre société valorise la beauté et la jeunesse plutôt que la maturité, le monde de l’opéra est rarement prêt à pardonner quelques notes imparfaites en échange de la sagesse de l’âge mûr. Les histoires de sopranos vieillissantes qui reçoivent des bouquets de fleurs séchées glacent les cœurs les plus vaillants.

« Je dis toujours aux jeunes chanteuses que si elles veulent survivre dans ce métier, elles devront avoir une carapace de pachyderme et l’âme d’un papillon », avoue la soprano Evelyn Lear, une habituée du Metropolitan Opera durant sa glorieuse carrière, inoubliable pour ses prestations passionnées dans le rôle de la Lulu d’Alban Berg, autre femme fatale de l’opéra. Maintenant âgée de 74 ans, Lear résume ainsi sa ménopause : « Vous ne chantez plus sur l’intérêt, vous chantez sur votre capital, et ce peut être dangereux. »

Brigitte Fassbaender, la grande mezzo-soprano allemande, parle des « horribles indispositions vocales » de la ménopause et de la « cruauté du public et des agents » qu’elle suscite. « Si, au cours d’une seule soirée, cinq notes ne sont pas totalement parfaites, vous êtes une chanteuse finie », a-t-elle déclaré dans une entrevue avec la CBC en 1994. Comme les chanteuses discutent rarement de la ménopause, ajoute-t-elle, peu d’entre elles apprennent à composer avec les problèmes vocaux qu’elle peut occasionner. « Et elles cessent de chanter beaucoup trop tôt. »

Deborah Rosen, une psychologue médicale de la région de Philadelphie qui travaille beaucoup avec les artistes lyriques, souligne que le THS n’est pas encore assez raffiné pour reproduire les niveaux hormonaux préménopausiques chez les chanteuses. « Parfois, comme la pilule contraceptive, dit-elle, les hormones en font trop ou pas assez. » Le mécanisme vocal chez la femme est « extrêmement sensible à l’équilibre hydrique », rappelle-t-elle, et l’hormonothérapie peut le dérégler. Quoi qu’il en soit, « avec ou sans THS, l’instrument d’une chanteuse ménopausée change, et celle-ci doit apprendre à s’en servir » sans prendre de mauvaises habitudes pour compenser et sans mettre sa voix en danger. Rosen recommande généralement aux chanteuses ménopausées de se trouver un professeur réputé qui ne se laissera pas impressionner par la renommée de la chanteuse et qui l’aidera à revenir à la technique vocale de base.

C’est exactement ce que fit Evelyn Lear lorsque sa ménopause provoqua une crise vocale majeure au milieu de la quarantaine. Elle se retira de la scène, trouva un bon professeur et reprit sa technique depuis le début. Elle effectua un retour triomphal en 1970, à l’âge de 48 ans, et mena une solide carrière jusque dans la soixantaine. Au sujet de l’hormonothérapie, elle dit simplement : « Je n’ai jamais consulté de médecins. Qu’est-ce qu’ils connaissent de la vie d’une chanteuse ? »

Elle pourrait avoir raison. Les chercheurs n’ont commencé à étudier la ménopause chez les chanteuses qu’il y a une vingtaine d’années, dit Margaret Baroody, elle-même chanteuse et professeur de chant à l’American Institute for Voice and Ear Research à Philadelphie. « Nous avons beaucoup d’hypothèses et d’anecdotes, mais peu de données scientifiques. »

Lorsque Jean Abitbol a commencé à travailler avec les chanteuses et les hormones au début des années 1980, certaines coloratures lui ont confié qu’elles ne pouvaient chanter pendant plusieurs jours avant leurs règles. Au début, Abitbol s’est contenté de la traditionnelle réponse médicale patriarcale : c’est dans votre tête, pas ailleurs.

Sa femme, la gynécologue Béatrice Abitbol, n’était toutefois pas du même avis et donna à son mari un cours de rattrapage sur le syndrome prémenstruel. Par la suite, le couple mena une étude fort révélatrice. Abitbol fit un prélèvement des cordes vocales de chanteuses à divers stades du cycle menstruel. Après chaque test, il dirigeait la patiente vers sa femme, au bout du couloir, laquelle pratiquait un frottis du col utérin.

« Lorsque nous avons comparé nos lames, nous n’avons pu dire s’il s’agissait des cordes vocales ou du col », dit-il. Autrement dit, les changements cellulaires dans les cordes vocales au cours du cycle menstruel reflétaient les changements dans le col de l’utérus. Ils ont ainsi démontré que le larynx était effectivement un « organe cible » des changements hormonaux. Ludwig se permet de couper court au jargon médical : « Les cordes vocales ressemblent beaucoup au vagin, dit-elle, c’est le même tissu. Et lorsqu’un organe est sec, l’autre l’est également. » Un Jean Abitbol contrit dut admettre que, « lorsque nous disons que c’est psychologique, nous racontons des bêtises. En fait, nous ne savons rien ».

Riley encourage les chanteuses à voir la ménopause simplement comme un autre changement dans la vie de la voix, laquelle mûrit tout au long d’une carrière. « Nous avons tendance à croire que tout changement est mauvais, dit-elle. Mais dans les arts, le changement est positif. Si nous pouvons voir la ménopause comme une source d’idées ou d’énergie nouvelles dans une carrière artistique, alors elle devrait être considérée comme un nouveau chapitre, non la fin de l’histoire. Que peut faire une Brigitte Fassbaender lorsque sa voix se transforme ? Eh bien, pas mal de choses, parce qu’elle est une grande artiste. Ainsi, nous avons été heureux de la voir aborder un répertoire un peu nouveau, ainsi que d’autres aspects du chant, comme la direction. »

Ce stade de la vie comporte également des dimensions spirituelles ainsi qu’un grand potentiel de dignité. « J’essaie d’aider les chanteuses à comprendre qu’elles ne sont pas qu’une voix, dit Rosen. Je vois ce passage comme une fabuleuse chance de découvrir la plénitude et la beauté de la sagesse, plutôt que les arêtes de la vie. »

Encore une fois, Ludwig va au cœur du sujet. « À la longue, la ménopause a été bénéfique pour moi, confie-t-elle. C’est un signe de maturité lorsque vous commencez à comprendre qu’une chanteuse a sa voix pour un temps limité. Le chant n’est pas tout dans la vie. »

Paru dans The National Post le 10 mai 1999. Reproduit et condensé avec autorisation.


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