L’évolution de la voix Par Richard Turp
/ 1 novembre 2000
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L’art et la science du chant sont nés en Italie. Lorsque Claudio Monteverdi et les membres de la Camerata fiorentina ont formé le concept de l’opéra, ils ont déclenché une révolution dans la musique occidentale. L’idée chère à la Camerata faisant de la ligne vocale le reflet de l’émotion et de la noblesse du théâtre classique a jeté les bases de ce qu’on a appelé le bel canto (beau chant).
Très rapidement, l’art vocal a évolué avec une complexité stupéfiante. Les générations successives de compositeurs ont transformé le recitar cantando (récitation chantée) de Monteverdi en un style mélodique plus élaboré et vocalement plus exigeant. Le nouveau style conçu par Scarlatti et Steffani à la fin du XVIIe siècle exigeait énormément d’habileté technique. Comme composante de l’art baroque, l’opéra reflétait la peinture et la sculpture et devint une forme d’art virtuose en soi. Les conservatoires de musique, les écoles et les pédagogues du chant ne tardèrent pas à faire leur apparition.
Les castrati
La plupart des professeurs de chant étaient des castrati, ces créatures mythiques qui ont dominé le monde de l’opéra jusqu’en 1800. Grâce à la castration, ils conservaient la beauté, le registre et la flexibilité de la voix d’un jeune homme tout en ayant la force physique et la puissance thoracique d’un adulte. Des castrati lyriques comme Porpora, Caffarelli et Farinelli furent les chanteurs techniques les plus célèbres. Beaucoup d’entre eux devinrent également des professeurs légendaires et les manuels de chant de Tosi, de Mancini et de Porpora établirent les règles du bel canto et de la formation vocale. Avec le temps, les classifications des voix acquirent une plus grande signification. Les sopranos du calibre des Cuzzoni, Bordoni, Durastani et Strada, la basse Boschi et les ténors Pio Fabri et Borosini ont été les prototypes de leurs équivalents modernes.
Les excès de virtuosité vocale s’estompèrent à la suite de la ´réformeª de Gluck, ses œuvres marquant un retour aux valeurs classiques et à une ligne vocale plus simple. Bien que plus complexe, l’œuvre de Gluck peut être vu comme un prolongement vocal du style de la tragédie lyrique française de Lully et de Rameau. La déclamation à la manière française n’avait rien en commun avec le legato, le portamento et le cantabile du style italien, dont le pivot était la mezza voce. Les Italiens qualifiaient le style français de canto di urlo (chant hurlé) et déploraient certaines inventions françaises comme la voix de ténor aiguë appelée haute-contre.
Tout au long du XVIIIe siècle, l’opera seria (opéra sérieux) italien domina en Europe, sauf en France. En Italie, une autre forme de spécialisation vocale s’implante, séparant les chanteurs sérieux et comiques. Avec Rossini, les barrières entre le mezzo carattere comique et le chanteur seria se firent moins rigides et surtout, l’opera seria napolitain de Rossini donna naissance à une nouvelle vocalità. Avec l’aide d’une équipe de chanteurs, peut-être la plus impressionnante jamais rassemblée, Rossini perfectionna un style coloratura dramatique qui mena non seulement à l’apparition de divers types de voix – soprano drammatica d’agilità, baritenore et contraltino tenore –, mais également à la création d’un style de composition qui annonçait l’époque romantique des Bellini, Donizetti, Berlioz et Meyerbeer. Cela fut particulièrement évident dans les opéras français de Rossini, où la ligne vocale simplifiée était plus extravertie et expressive. Le Comte Ory et Guillaume Tell annonçaient également l’arrivée du baryton.
L’époque romantique
Les styles vocaux ont subi des changements révolutionnaires à l’époque romantique, au XIXe siècle. Le héros romantique utilisait une voix de ténor plutôt que de castrat. Pour mieux exprimer la nature plus intense des drames lyriques, Bellini, Donizetti, Berlioz, et plus tard Verdi, ont haussé les enjeux vocaux et la tessiture de tous les types de voix, surtout celle du ténor héroïque. L’ut de poitrine plutôt qu’en falsettone devint une nécessité pour faire carrière. L’héroïne soprano dut également élargir grandement son registre. Le nouveau venu, le baryton, s’établit rapidement dans le rôle de l’antagoniste, le troisième membre du triangle de l’opéra romantique.
Partout dans le monde musical, les voix et le chant évoluaient. L’opéra allemand atteignit sa maturité avec Weber et Wagner. Les artistes devaient alors chanter en allemand et se mesurer aux exigences vocales d’un Wagner, qui accentuaient les vertus du bel canto. La musique de Wagner demandait également une énergie physique considérable et mettait l’accent sur la voix du milieu. Il n’est pas étonnant que le ténor wagnérien soit appelé Heldentenor (ténor héroïque)! En France, Berlioz et Meyerbeer ont mené le grand opéra français à une élévation différente, mais tout aussi héroïque. Les catégories de voix devinrent très distinctes. Les sopranos étaient de type Falcon ou Dugazon, les ténors étaient classés comme fort-ténor ou demi-caractère. Des compositeurs comme Gounod, Bizet et Massenet ne firent qu’amplifier les tendances vocales existantes. Mais la déclamation lyrique française avait assimilé certains aspects des techniques du bel canto, par exemple certains éléments mystérieux comme la voix mixte.
Les nationalismes
Partout dans le monde de l’opéra, on a assisté à l’apparition de styles nationaux propres. Que ce soit en Russie, en Pologne ou en Bohême, les principes du bel canto ont été adaptés avec plus ou moins de succès aux caractéristiques linguistiques indigènes. Auparavant, un style de bel canto n’avait à composer qu’avec une seule langue: l’italien. Or, les principes en question ne s’importaient pas toujours avec bonheur. D’autres facteurs ont fait évoluer les normes vocales, particulièrement la taille grandis-sante des orchestres. La masse de son produite par un orchestre de Verdi ou de Wagner obligeait les chanteurs à projeter leur voix par-dessus une masse instrumentale de plus en plus imposante dans des salles toujours plus grandes.
Changements au XXe siècle
Au XXe siècle, les critères vocaux ont subi une importante transformation. Le nouvel opéra réaliste de la génération de la Nuova Scola de Mascagni, Leoncavallo, Giordano et d’autres a modifié l’équilibre traditionnel entre les paroles et la musique, qui avaient auparavant une égale importance. Dorénavant, l’accent fut mis sur la voix du milieu et la projection de paroles plutôt que de phrases musicales, ce qui n’était pas sans ébranler les principes du bel canto. En Allemagne, l’adoption par Kneise d’un style appelé Sprechgesang (chant parlé) à Bayreuth non seulement trahissait la tradition vocale wagnérienne, mais eut un effet désastreux pour ce qui est des normes vocales. Le Sprechgesang, vite qualifié d’aboiement de Bayreuth, mettait un accent excessif sur les paroles, au détriment de la ligne vocale et de l’aisance du chant.
L’école réaliste de compositeurs bannit également l’ornementation vocale traditionnelle qui constituait le fondement de l’interprétation et de la technique vocale globale. En une génération, les œuvres de compositeurs comme Meyerbeer et Mercadante tombèrent presque dans l’oubli et les productions d’opéras de Verdi, Bellini, Donizetti et Berlioz changèrent irréversiblement. En Allemagne, le romantisme postwagnérien eut des résultats tout aussi malheureux. Les voix étaient souvent vues comme un instrument parmi d’autres et devaient en outre composer avec une masse orchestrale énorme de même qu’un registre de plus en plus aigu. Dans les œuvres de Richard Strauss (Daphne ou Frau ohne Schatten, par exemple), les chanteurs semblaient souvent à la limite de leurs moyens vocaux et même au-delà.
Pressions croissantes
Manifestement, les voix faisaient face à des pressions sans cesse croissantes. De nombreuses compositions vocales étaient fondamentalement antivocales. En outre, l’opéra devint une forme d’art universelle; nombre de chanteurs étaient mal formés et la longévité vocale se fit rare. Plus tard, les voyages par avion et le ton plus aigu des orchestres ne vinrent qu’ajouter aux dangers qui menaçaient l’art vocal.
La nature de l’opéra avait également changé à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Jusque-là, les chanteurs pouvaient s’attendre à présenter de nouvelles créations chaque année. Or, conséquence du malaise de l’opéra contemporain, les compagnies s’empêtrèrent de plus en plus dans les reprises. Au lieu de présenter des œuvres nouvelles, il sembla plus sage de ressusciter celles du passé. Les chanteurs pouvaient se spécialiser dans des répertoires particuliers et faire carrière en chantant Wagner, Mozart ou les œuvres de la Nuova Scola. Si les tendances contemporaines ont accentué les modèles existants, il est néanmoins permis d’être optimiste.
La redécouverte de répertoires comme l’opéra baroque et les œuvres de Rossini a obligé les chanteurs à apprendre des techniques vocales (dont le bel canto) qu’ils auraient négligées. Surtout, peut-être, la jeune génération semble montrer moins d’intérêt pour le jet-set de l’opéra. Beaucoup de jeunes chanteurs recherchent plus d’équilibre et de variété dans leur vie professionnelle. C’est en partie pourquoi nous avons connu une renaissance du lied et de la mélodie. De nombreux jeunes artistes ont choisi de privilégier davantage le concert, s’y sentant plus à l’aise, tant par tempérament que sur le plan vocal. Un équilibre entre l’opéra et la mélodie reflète l’équilibre traditionnel du bel canto entre les paroles et la musique. C’est peut-être la voie de l’avenir – un retour à l’équilibre et aux valeurs fondamentales.n
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