La musique peut avoir un pouvoir des plus évocateurs : elle peut charmer, faire voyager… ou simplement apeurer. Pour célébrer l’Halloween, fête des créatures de la nuit plus ou moins ragoûtantes, La Scena a pensé amener ses jeunes lecteurs (et ceux qui n’ont pas froid aux yeux) de l’autre côté du miroir pour comprendre ce qui rend une musique plus effrayante.
Suspense... on tourne !
Au générique des films d’horreur, la musique mériterait d’être inscrite en tête, bien avant des acteurs souvent inconnus qui, de toute façon, sont méconnaissables derrière leur maquillage macabre. Il s’agit simplement pour s’en convaincre de faire le petit jeu suivant. Visualisons une poupée aux grands yeux bleus, assise sur un oreiller dans une chambre d’enfant. Imaginons maintenant une musique légère, très gaie, peut-être une petite valse. Quelle image se dégagera-t-il alors de la scène? Probablement penserons-nous que l’enfant reviendra bientôt et qu’il passera de longues heures paisibles à imaginer des jeux avec son confident articulé. Maintenant, changeons instantanément l’atmosphère avec une musique lancinante, peut-être une chorale d’enfants dont le son serait étouffé (comme s’ils se trouvaient prisonniers dans le sous-sol) sur fond de violons grinçants et très discordants. Automatiquement, nous allons croire que la poupée est en réalité un jouet malfaisant qui n’attend que la nuit pour décapiter tous les habitants de la maison (et pourquoi pas du voisinage!) Pourtant, l’image n’a pas changé, simplement la musique qui l’accompagne.
Comment les compositeurs s’y prennent-ils pour écrire de la musique qui évoque mystère et peur? Certaines mélodies nous rendent nerveux avant même qu’on remarque le danger à l’écran. Une des musiques de films les plus réussies dans le genre reste celle de Jaws, les dents de la mer. Même si le film est plus ou moins oublié depuis le temps (un des premiers succès de Steven Spielberg), le thème de John Williams (le même qui a composé les célèbres musiques de Star Wars) demeure familier. On devine tout de suite en l’entendant qu’un danger innommable (en fait, un requin) attend le héros (voir exemple 1).
ex. 1
Une autre façon de créer un sentiment de mystère est l’utilisation de rythmes ou de notes répétées, comme dans l’exemple qui suit, début du thème musical de la série télévisée Twilight Zone. Les notes répétées nous réconfortent, tout va bien, la vie est belle. Soudain, un accord sur lequel l’orchestre fait un crescendo suivi d’un diminuendo et voilà, la peur s’installe (voir exemple 2).
La musique la plus forte n’est pas nécessairement la plus effrayante. Parfois, il s’agit que la musique s’arrête ou devienne soudain très douce pour que le suspense se coupe au couteau. On peut alors entendre le moindre bruit, la moindre respiration, le pas du maniaque dans la pièce voisine. Les staccatos sont souvent utilisés à ce moment-là pour souligner ces faibles bruits.
Un autre truc très facile qui rendra toute musique plus ambiguë consiste à écrire la pièce dans une tonalité mineure. Pour notre oreille occidentale, les accords majeurs (do-mi-sol, par exemple) expriment la gaieté. Les accords mineurs, par contre, (ré-fa-la) évoquent plutôt la tristesse, la noirceur, le mystère. Les compositeurs utilisent également certains intervalles plus dissonants pour transmettre un sentiment d’instabilité, par exemple la seconde mineure (mi-fa), la septième majeur (do-si) ou la neuvième (do-ré octave supérieure). Les compositeurs classiques détestaient également utiliser le triton fa-si (rien à voir avec la petite sirène, plutôt comme dans trois tons) qu’on qualifiait d’´ intervalle du diableª (tout de même!). Cet intervalle particulièrement instable devait être résolu à l’accord suivant sous peine de manquement grave aux règles les plus élémentaires d’harmonie! Les temps ont bien changé!
Plusieurs compositeurs ont écrit des œuvres inspirées par le mystère, l’horreur ou la sorcellerie, et ce, bien avant l’avènement du cinéma. On peut mentionner : La Nuit sur le mont Chauve de Moussorgsky (1867), La danse macabre de Saint-Saëns (1874), Hallowe’en de Charles Ives (1906), L’amour sorcier de Manuel de Falla (1915) ou les Hallucinations de John Corigliano (1981).
L’apprenti sorcier
Pour compléter cette liste, un autre titre vient spontanément à l’esprit, surtout avec la fièvre Harry Potter qui s’est abattue ces dernières années sur les jeunes et les moins jeunes: L’apprenti sorcier de Paul Dukas. Ce scherzo a été composé en1897 d’après une ballade de Goethe (poète allemand qui a inspiré beaucoup d’autres compositeurs). Dès sa première interprétation, cette œuvre symphonique a épaté le public (fait assez rare qui vaut d’être mentionné). Elle fait maintenant partie du répertoire de concert de tous les orchestres. Walt Disney l’a même utilisée dans son film musical Fantasia, avec Mickey dans le rôle de l’apprenti sorcier.
L’histoire est assez simple mais Dukas (né en 1865 et mort en 1935) a su, par sa palette orchestrale très riche et la logique de sa construction, la rendre captivante. Le vieux maître sorcier laisse seul son apprenti qui possède quelques notions de magie mais qui est loin d’en maîtriser les subtilités. Désireux de prendre un bain mais trop paresseux pour aller chercher de l’eau à la rivière pour remplir sa baignoire (oublions la plomberie moderne quelques instants), il décide de tester quelques trucs de magie noire. Ayant appris par hasard la formule magique qui transforme un balai en esclave, il la prononce. Le balai se met aussitôt au travail : il court à la rivière, remplit le seau et verse l’eau dans le bain. Tout est bien sauf que… l’apprenti réalise soudain qu’il ne connaît pas la formule qui arrêtera le processus! Au comble de la terreur et de l’impuissance, l’apprenti prend la hache pour abattre le balai. Quelle erreur! Le balai se sépare en deux, ce qui multiplie d’autant les dégâts. Enfin, le vieux maître revient, évidemment irrité. D’une formule brève, il chasse les esprits.
Paul Dukas a construit sa pièce de façon très logique. Une lente introduction crée tout de suite l’atmosphère : on entend presque le souffle des esprits mystérieux. Les clarinettes jouent ce motif hésitant que les autres bois reprennent (voir exemple 3).
Le rapide scherzo débute : on entend d’abord le piccolo, puis la trompette en sourdine. Réapparaît alors sans transition le motif hésitant du début, aux flûtes puis aux cors. Une nouvelle tentative de scherzo est amorcée, aussitôt abandonnée. Les esprits sont convoqués : les sons se succèdent, à des intervalles toujours plus courts, jusqu’à ce que les bassons attaquent le thème principal (voir exemple 4).
La musique devient alors plus fluide, elle coule comme l’eau que le balai amène de la rivière. Au premier climax, les cuivres expriment la rage impuissante de l’apprenti. Quelques accords brefs et secs de tout l’orchestre, des tierces répétées aux trompettes: attention, le balai est séparé!
Un court silence suit: on croit au répit de l’apprenti. Méprise! Le contrebasson et la clarinette basse gémissent, quelques notes du thème refont surface, le balai renaît. Les deux moitiés du balai se relèvent et les bassons bougonnent sans arrêt le thème principal. L’orchestre entame un nouveau crescendo qui contient un canon, ce qui traduit bien la marche décalée des deux balais. Quand le désordre est à son comble, les cuivres font résonner la formule du maître sorcier.
Le basson insiste, la clarinette semble regretter un instant l’excitation des derniers instants, comme un enfant trop énervé pour aller se coucher. Le calme est enfin revenu. Est-ce terminé? Pas tout à fait. Deux mesures jouées à un rythme accéléré mettent le point final, probablement le signe de la brève réprimande du sorcier. Notre apprenti ne s’en est finalement pas si mal tiré! Peut-être comme nos apprentis musiciens qui essaieront peut-être, grâce aux trucs proposés, de rédiger leur propre musique de saison.
Joyeuse Halloween!