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La Scena Musicale - Vol. 6, No. 2

La carrière canadienne d’Emma Albani à l’opéra

Par Gilles Potvin / 1 octobre 2000

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En guise de prélude à un article sur les chanteurs canadiens qui paraîtra dans notre numéro de novembre, La Scena Musicale présente, en hommage au musicologue Gilles Potvin, un de ses articles sur la grande cantatrice Emma Albani, publié en 1980.

Gilles Potvin a été critique, réalisateur, conseiller musical, administrateur, impresario et traducteur. Il a collaboré à de nombreux journaux et périodiques dont The Gazette, La Presse, Le Devoir, Opera Canada et Opera (Londres) et était l'un des directeurs de l'Encyclopédie de la musique au Canada. Ses recherches sur la vie et la carrière d'Emma Albani ont débuté en 1970. Il a réalisé une traduction annotée de son autobiographie, Forty Years of Song sous le titre Mémoires d'Emma Albani.

Le présent article, originalement publié dans la revue Aria (Vol. 3, no 1, printemps 1980), se retrouve dans le Fonds Gilles-Potvin (P 299), à la Division des archives de l'Université de Montréal. La Scena Musicale a légèrement écourté le texte original.

 

 

L’année 1980 marquait le cinquantenaire de la mort d’Emma Albani, née Emma Lajeunesse, l’une des grandes cantatrices du XIXe siècle et la première Canadienne à prendre place au panthéon de l’art lyrique international. Cet anniversaire fut souligné de diverses façons, notamment par l’émission d’un timbre-poste à son effigie. Ce sera la première fois que le gouvernement du Canada honore ainsi une musicienne.

Née à Chambly en 1847, Emma Lajeunesse fut une enfant prodige et fut ainsi saluée par ses compatriotes dès son premier récital en 1856. Son père, un musicien ambitieux, rêvait dès cette époque de faire d’elle une vedette que le monde entier acclamerait. Non seulement assura-t-il la première formation vocale et musicale de sa fille, mais il en fut aussi l’imprésario. Tout en reconnaissant les talents de la jeune fille, les Québécois firent la sourde oreille quand il fallut trouver des fonds pour l’aider à parfaire sa formation à l’étranger. C’est pourquoi Joseph Lajeunesse et ses deux filles quittèrent avec amertume le Canada pour les États-Unis en 1864. La ville d’Albany, (N.Y.), devint le pied-à-terre de la petite famille jusqu’en 1868. Emma partit alors pour l’Europe où elle allait connaître ses premiers triomphes en Italie en 1879, puis en Angleterre et en France à partir de 1872. C’est avec une fierté mêlée de remords que les Québécois apprenaient par la voie des journaux les succès de leur jeune compatriote. Ils n’allaient la revoir que dix-neuf ans plus tard, en 1883, alors qu’elle donna trois concerts mémorables au Queen’s Hall de Montréal. Ces retrouvailles allaient être suivies de nombreux concerts lors de tournées canadiennes d’envergure qui se poursuivront jusqu’en 1906, alors qu’elle effectua une tournée d’adieu qui fut une autre suite de triomphes.

Dans ses tournées, Emma Albani était naturellement la tête d’affiche, mais elle partageait ses programmes avec d’autres interprètes, généralement une mezzo-soprano, un ténor et une basse de même qu’un violoniste, un flûtiste et un pianiste. Ces concerts parties étaient alors à la mode avant l’avènement du récital de soliste tel qu’on le connaît de nos jours.

Étoile de la scène lyrique, Emma Albani connut ses plus vifs succès dans ce domaine et il est peu de grands théâtres européens qui ne l’aient accueillie à un moment ou à un autre. Durant sa carrière, elle chanta pas moins de 43 rôles différents dans une quarantaine d’opéras de compositeurs comme Gluck, Mozart, Rossini, Bellini, Verdi, Gounod, Thomas, Massenet et Wagner, sans en oublier d’autres, moins chantés de nos jours, comme Auber, Reyer, Flotow et Rubinstein.

Le Canada ne possédait, du vivant de l’Albani, aucune institution lyrique de caractère permanent. Il est intéressant de noter que le Metropolitan Opera ouvrit ses portes en 1883, l’année même de la rentrée d’Albani dans son pays natal. Elle allait chanter dans le célèbre théâtre new-yorkais comme invitée en 1890, puis comme membre de la troupe en 1891-1892. Outre ses concerts, elle participa au Canada à quelques représentations d’opéras, à Toronto d’abord (Lucia di Lammermoor) puis à Montréal (La Traviata, Lucia, Les Huguenots et Lohengrin).

Avec la célèbre Adelina Patti, Emma Albani fut co-vedette d’une compagnie lyrique appelée Her Majesty’s Opera Company, organisée par l’imprésario anglais James Henry Mapleson, mieux connu comme le Colonel Mapleson, et qui effectua une imposante tournée aux États-Unis durant la saison 1882-83. C’est avec cette troupe qu’Emma Albani chanta son premier opéra complet au Canada, Lucia di Lammermoor, le 13 février 1883, au Grand Opera House de Toronto. Le lendemain, un critique anonyme écrivit dans The Globe: "À son entrée, Albani fut accueillie par une clameur qui mit du temps à s’apaiser... Les premières notes du récitatif "Ancor non giunse" prouvèrent que l’attente très grande de l’auditoire allait être comblée entièrement... L’air "Regnava nel silenzio" révéla la justesse de
l’opinion des critiques européens quant à la rare beauté de sa voix. C’est un soprano puissant, d’une grande pureté et d’une grande étendue, au timbre d’une qualité exquise et des plus sympathiques."

Montréal devra attendre jusqu’en 1890 pour applaudir Emma Albani sur scène.
Elle-même et son mari, l’imprésario anglais Ernest Gye, mirent sur pied une troupe afin de présenter La Traviata et Lucia di Lammermoor, les 5 et 7 mai, à l’Académie de musique, théâtre de 2100 places situé sur l’emplacement de
l’ancien magasin Eaton. Les annonces disent bien "premières apparitions de Mme Albani dans le grand opéra italien". Dans La Patrie du 1er mai, le poète Louis Fréchette commentait déjà l’événement: "Le mois de mai — le mois des fleurs et des rayons printaniers — va ramener chez nous la plus belle fleur de notre couronne nationale, notre grande et chère Albani. Oui, elle nous revient, mais avec de nouvelles palmes, avec un surcroît de
renommée, avec le prestige du succès incomparable qui l’a suivie d’étape en étape dans la marche triomphale qu’elle vient de faire à travers l’Amérique."

L’Albani eut de nouveau le ténor Ravelli comme partenaire pour les rôles d’Alfredo et d’Edgardo. Le baryton de la troupe, l’excellent Giuseppe del Puente, chanta Guermont père et Enrico. Le chef d’orchestre pour les opéras fut Romualdo Sapio.

À en juger par le compte rendu anonyme dans La Minerve du 8 mai, le succès de Lucia di Lammermoor fut tout aussi éclatant pour l’Albani. Après une allusion à peine voilée aux mœurs véhiculées dans l’opéra de Verdi:
"... Donizetti, moins populaire mais plus classique que Verdi. Il n’y a pas là de ces scènes un peu choquantes, de cet abandon d’un monde qui ne sait que faire de la vertu, du sacrifice...", le critique ajoute: "On ne peut que dire: c’était digne de notre Albani; elle voulait se surpasser pour ses chers Canadiens, elle l’a fait."

Une compagnie de tournée organisée par les imprésarios Henry Abbey et Maurice Grau ramènera l’Albani à Montréal en janvier 1892. Elle y chantera de nouveau deux opéras,
Les Huguenots et Lohengrin, à l’Académie de musique, les 26 et 28 janvier. Ce seront ses derniers opéras complets chantés au Canada.

Dans l’opéra de Meyerbeer, la cantatrice tenait le rôle de Valentine, qui sera également celui de ses adieux définitifs à la scène lyrique, au Covent Garden, le 24 juillet 1896. Des chanteurs italiens et français complétaient la distribution. Ce fut de nouveau un vif succès pour Emma Albani, mais la critique s’insurgea contre la piètre qualité des chœurs et de l’orchestre. La Patrie du 27 janvier souligna que la qualité générale de la distribution fit oublier "quelques couacs de l’orchestre et la faiblesse parfois trop apparente des chœurs".

La représentation de Lohengrin fut l’occasion d’un nouveau triomphe pour l’Albani de la part d’un public enthousiaste. Dans La Minerve du 29 janvier, on pouvait lire: "Madame Albani a grandiosement chanté au deuxième acte, surtout l’air "Brises, qui avez si souvent porté le récit de mes malheurs". Dans tout cet acte, la prima donna a déployé des ressources merveilleuses, son dialogue avec Ortruda (sic), Mme Trebelli, à la deuxième scène de cet acte, a ravi l’assistance. Madame Albani nous a rendu pleine justice, il faut le reconnaître. Qu’il y ait eut des défaillances chez ses appuis, elle n’en portera pas la responsabilité."

 Lohengrin, un opéra dont Emma Albani a contribué à la célébrité, car elle en fit la création en Angleterre et fut l’une des premières à le chanter aux États-Unis, dès 1874, fut le dernier opéra qu’elle allait chanter dans son pays natal. Quatre années plus tard, elle quittera la scène lyrique pour se consacrer à l’oratorio et à
l’enseignement. En 1911, elle fera ses adieux définitifs à la carrière active lors d’une soirée à l’Albert Hall où un vibrant hommage d’affection et d’admiration lui fut rendu par ses collègues et le grand public. Sa vie s’écoulera ensuite, tranquille et sereine, en dépit d’inquiétudes financières et du souci créé par la santé défaillante de son mari. Elle ne reverra plus son pays natal après 1906, mais lui restera très attachée. Elle lui sera profondément reconnaissante en 1925 quand elle recevra plus de 4000 $ recueillis par ses compatriotes pour lui venir en aide, grâce à une campagne de souscription et un concert-bénéfice au théâtre Saint-Denis.

Cinquante ans après sa mort [aujourd’hui soixante-dix ans], le nom d’Emma Albani figure toujours en première place parmi ceux qui ont contribué le plus à inscrire le nom du Canada sur la carte mondiale du théâtre lyrique.


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(c) La Scena Musicale 2002