Wozzeck - magistrale « étude de cas » opératique d'Alban Berg Par John Rea
/ 1 mai 2000
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Dans la première scène du chef-d'uvre de Berg,
le Capitaine avertit craintivement son barbier : Langsam, Wozzeck,
langsam! Il a raison d'être appréhensif et agacé
car, contrairement à cet autre chanteur coiffeur célèbre,
l'agile Figaro, Wozzeck ne chante pas beaucoup. En fait,
il grogne.
Pourquoi le barbier est-il si énervé ? Est-il
dangereux ? Et que fera-t-il - ou ne fera-t-il pas - ensuite ?
Ce ne sont là que quelques-unes des questions « cliniques
» auxquelles répond Wozzeck, puissant psychodrame
musical qui, selon Douglas Jarman, « dépeint l'instabilité
mentale de telle sorte que l'auditoire partage cette instabilité,
plutôt que d'en observer uniquement les effets extérieurs
». En langage clinique contemporain, Wozzeck souffre de
paranoïa de persécution accompagnée de traces
de schizophrénie. Aucun opéra n'avait tenté
pareille chose auparavant - et aucun autre depuis non plus, sans
doute.
When Johnnie comes marching home
La rencontre d'Alban Berg avec la pièce «
militaire » de Georg Büchner, lors sa première
viennoise au printemps de 1914, fut un point tournant de sa vie.
« Ils ont joué la pièce durant trois heures
sans la moindre interruption, dans la noirceur totale, se souvient
son ami, Paul Elbogen. Brûlant d'excitation et d'enthousiasme,
je me suis levé au milieu d'une tempête d'applaudissements
et j'ai aperçu Alban Berg à quelques pas derrière
moi. Il était extrêmement pâle et transpirait
abondamment. « Qu'en penses-tu ? souffla-t-il, fébrile.
N'est-ce pas fantastique, incroyable ? » Puis, s'éloignant
vite, il dit : « Quelqu'un doit mettre cela en musique!
»
Comme Debussy découvrant le Pelléas et Mélisande
de Maeterlinck au début des années 1890, Berg était
fin prêt pour une révélation poétique
durant ce printemps fatidique de 1914. Son style de création,
comme celui de Debussy avant lui, était déjà
bien établi. Néanmoins, comme ce fut le cas avec
Pelléas, la transformation de l'uvre théâtrale
en opéra lui demandera une dizaine d'années.
Le style musical de Berg était le résultat de
ses études auprès de son professeur de composition,
l'autoritaire Arnold Schoenberg. À l'aube de la Grande
Guerre, Berg préparait un cadeau pour le quarantième
anniversaire de naissance de son maître - une symphonie
inspirée de la Neuvième de Mahler. Au lieu
de la terminer, cependant, il revint à une uvre que Schoenberg
lui avait impérieusement « commandée »
quelques mois plus tôt et composa une Marche très
macabre qu'il joindra plus tard à deux autres pièces
pour former l'opus 6, les Trois pièces pour orchestre.
Or, cette marche contient de la musique très voisine de
la lugubre scène de la noyade au troisième acte
de Wozzeck. Les compositions antérieures de Berg,
par exemple les Altenberglieder, pour soprano et orchestre,
op. 4 (1912), l'auraient aussi préparé à
donner leur envol aux mots de Büchner - à les faire
flotter nell'aria -, mais il les plongera au contraire
dans une atmosphère oppressante, paradoxalement dépourvue
d'oxygène.
Aberatio mentalis partialis
Dans l'adaptation de Berg, l'expression des lignes vocales
s'éloigne des arias et s'enfonce vers les récitatifs
sans accompagnement, la déclamation musicale (sprechgesang
et sprechstimme) et les inflexions aiguës de la voix,
souvent proches du hurlement. Le rôle de Marie est le seul
à demander un chant « normal » du début
à la fin. Chez tous les autres personnages, quelque chose
reste pris dans la gorge - comme ce mordant et tranchant, que
le double z dans le nom du héros impose aux incantations
retenues des chanteurs - et la virtuosité requise pour
ces rôles est maintenant devenue légendaire.
Tant le chant que la musique d'orchestre qui l'accompagne donnent
l'impression que tout le monde dans Wozzeck est dans un
état d'attente et de tension. Berg a peut-être été
influencé par l'Erwartung de Schoenberg, effrayant
mélodrame dans lequel Theodor Adorno voyait un «
enregistrement sismographique de chocs traumatiques ». Le
livret d'Erwartung avait été écrit
par une étudiante en médecine, Marie Pappenheim,
et inspiré par la psychanalyse de sa cousine (connue sous
le nom d'Anna O) avec Freud. Georg Büchner avait également
étudié en médecine et s'était lui-même
inspiré de comptes rendus médicaux; ainsi, il se
peut que l'anticipation anxieuse dans les voix des personnages
de Wozzeck vienne directement des observations cliniques
du dramaturge.
Là encore, les distorsions que l'on retrouve dans le
chant de Wozzeck auraient peut-être davantage à
voir avec les styles de vie des gens riches et célèbres
de la ville natale de Berg, décrits sans ménagements
par le critique social Karl Kraus. « Vienne, disait-il,
était une cage dorée où tout le monde hurlait
son désir d'en sortir. »
Pièce à conviction no 2 : La Valse
Comme Mahler dans ses symphonies, qu'il connaissait toutes,
Berg a utilisé son opéra de façon diagnostique
pour examiner diverses formes rythmiques à trois temps
comme la valse et le ländler - allant parfois jusqu'à
les démembrer afin d'en arriver à l'essence même.
La scène dans la brasserie, à l'acte II, où
Wozzeck voit Marie danser avec le Tambour-Major, en est un bon
exemple. De tels procédés provoquent une sensation
de cauchemar, car, durant une bonne partie du XIXe siècle,
la valse avait été transfigurée en incarnation
sonore des valeurs bourgeoises édifiantes de l'Autriche
habsbourgeoise. Comme ces valeurs elles-mêmes, les formes
musicales « maladives » étaient sur le point
de s'écrouler. En un sens, les danses pathologiques de
Berg étaient éminemment prémonitoires.
La musique de nuit diabolique et sinistre du Scherzo
de la Septième symphonie de Mahler (1908), Schattenhaft
(ténébreux, spectral), avec sa valse bizarre en
ré majeur/mineur, annonce le contexte trouble de nombreux
passages de l'opéra de Berg. La « musique funèbre
» de Wozzeck (également en ré mineur/majeur),
entendue dans l'interlude avant la scène finale, reprend
des ébauches que le jeune Berg, peut-être alors à
son plus mahlerien, destinait d'abord à une symphonie.
On pourrait dire sans rire que, pour de telles raisons, Wozzeck
demeure le meilleur opéra que Mahler n'a jamais écrit
!
Le combat des « clips »
Vu la pluie de dénonciations que l'opéra
essuya par la suite - des nationalistes allemands (« pas
assez allemand »), des patriotes tchèques («
trop allemand »), des Russes anti-bourgeois et des nazis
anti-kulturbolschewismus -, il est extrêmement étonnant
de voir à quel point ses percées artistiques se
sont frayées un chemin, comme matière « recyclée
», jusque dans le tissu de tant d'uvres de théâtre
musical ultérieures, surtout les opéras de langue
allemande, et particulièrement après que la pièce
de Büchner fut mieux comprise.
Pensons à Dantons Tod de Gottfried von Einem
(d'après Büchner) ou Die Soldaten de B. A.
Zimmermann (d'après Jakob Lenz). Parmi d'autres opéras
de la même eau, citons encore Jakob Lenz de Wolfgang
Rihm (d'après Büchner), Lear d'Aribert Reimann,
Reigen de Philippe Boesmans (d'après Arthur Schnitzler,
médecin), voire les Eight Songs for a Mad King de
Peter Maxwell Davies.
« La vision opératique de Berg est superbe, dit
George Steiner. [Néanmoins], elle déforme le principal
artifice de Büchner : la musique rend Woyzeck (graphie du
nom du véritable Wozzeck) éloquent, une orchestration
astucieuse fait parler son âme Comme si un homme avait composé
un opéra sur le thème de la surdité. »
[Traduction : Alain Cavenne]
John Rea est compositeur. Il enseigne la théorie
musicale, la composition et l'histoire de la musique à
l'Université McGill. La création de sa réorchestration
de Wozzeck a eu lieu en 1995 dans une coproduction du Nouvel
Ensemble Modern et du Banff Centre for the Arts.
La réorchestration (1992-1995) de Wozzeck
Un jour, la chef Lorraine Vaillancourt m'a demandé
de penser à une version de Wozzeck pour le Nouvel
Ensemble Moderne. Après avoir étudié la partition
orchestrale de Berg, j'en suis arrivé à la conclusion
qu'il fallait au moins 21 musiciens pour que la musique soit vivante
et captivante. Au cur du projet, cependant, se cachait un paradoxe
: l'idée d'une réduction signifiait en vérité
une distension - en fait, l'uvre devait être carrément
élargie ! Comment? En exigeant un travail très intense
de tous les membres de l'orchestre de chambre, en leur demandant
de jouer plus souvent que dans la partition originale et d'interpréter
des parties musicales qui souvent ne leur « appartiennent
» pas.
Bien que je n'aie pas souffert d'une quelconque « idée
fixe » ensorcelante, ou d'aberatio mentalis partialis,
zweite Spezies, comme le Docteur dit à Wozzeck, la
transformation de la partition de Berg, si riche en couleurs,
a néanmoins été douloureuse. J'admets que,
parfois, j'ai même été sujet à des
étourdissements.
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