Glenn Gould, le Contrapuntiste Par Stéphane Villemin
/ 1 février 2000
English Version...
Si l’on considère l’ampleur de son legs
discographique, audiovisuel et rédactionnel, le cas Gould est un trésor pour
les musicologues autant que pour les psychiatres. Il fut le plus grand
iconoclaste que le monde de la musique ait jamais connu. Pamphlétiste, un rien
cabotin, il possédait l’art de la satire, de l’ironie et de la parodie. Qui
d’autre aurait pu affirmer que Mozart était mort trop tard et que le
répertoire de piano était décidément trop restreint? Gould l’inclassable n’a
jamais eu de rival. Seule ombre qu’il pût distinguer depuis le haut de la
tour du CN à Toronto : Horowitz, à New York. Lui aussi faisait beaucoup parler
de sa personne. Son absence de la scène pendant de longues années aurait pu
donner des idées à Gould. Mais Gould avait tout programmé depuis sa petite
enfance : faire une carrière de concertiste jusqu’à 32 ans et mourir à 50.
Il ne manqua pas d’égratigner le retour d’Horowitz à la scène, célébré
par un disque intitulé Le retour historique, en écrivant une petite
pièce de théâtre, Le retour hystérique, « où les
personnages sont purement fictifs »!
Il y eut d’autres excentriques dans l’histoire du piano. Vladimir de
Pachmann aurait pu ravir à Gould son titre de champion. Seulement, l’apport
musical et la portée philosophique du message de Gould firent toute la
différence.
Son esthétique et son influence
Avant même
que la grande vague du baroque ne s’imposât, Glenn Gould se posa en défenseur du
genre, mais pas sur un instrument d’époque. Il démontra qu’avec son moderne
Steinway CD 318, il pouvait recréer l’esprit du clavecin, à défaut d’en rendre
les sonorités. Apportant un nouvel éclairage sur la technique et le phrasé dans
la musique de Bach, il lui insuffla une présence qui fit longtemps autorité.
L’influence de Gould sur les jeunes pianistes de son époque était plus
importante qu’il n’y paraît. Au Conservatoire, malgré les mises en garde
de nos professeurs, nous aspirions tous à jouer Chopin comme Pollini,
Rachmaninov comme Horowitz, et Bach comme Gould. Piège que nous aurions dû
éviter! Ses tempos étaient impossibles, soit d’une rapidité folle, soit d’une
lenteur déconcertante. Son phrasé non legato, qui revêtait de
multiples aspects allant du portato louré au staccato quasi pizzicato,
était tellement précis que lui seul pouvait le maîtriser. Gould utilisait
très rarement la pédale, mais toujours à bon escient.
Gould était clairement plus amoureux du contrepoint que de l’harmonie. Il
était acquis à l’horizontalité depuis sa tendre enfance, où il avait
travaillé l’orgue. Gould ne manifesta jamais d’attirance pour la dimension
verticale. En musique, cela voulait dire Gibbons, Bach, Haendel, Haydn, l’école
de Vienne et Hindemith. Gould récusait Chopin, Liszt et Rachmaninov. Et lorsqu’il
abordait un compositeur de la période classique, il appréhendait les lignes
musicales à travers le prisme du baroque. Parmi les quelques romantiques qui
ont retenu son attention, figuraient surtout les compositeurs de fin de siècle.
Il sautait de l’Art de la fugue à Tristan. Wagner, Richard
Strauss et Mahler l’attiraient en tant que précurseurs de l’école de
Vienne, pour leur côté crépusculaire et décadent. Malgré cela, il visita la
musique de Mendelssohn et de Brahms, dont il réalisa un enregistrement des Intermezzi
qui défraya la chronique. Cet excursus fut bien le seul écart qu’il
se permit dans le grand romantisme allemand.
Gould, libre penseur
Depuis son
quartier général de Toronto, Gould considérait d’un oeil très indépendant la
musique du vieux continent. N’appartenant à aucune école, loin de la pesanteur
culturelle de l’Europe, il se sentait libre de créer des interprétations «
dégermanisées » de Wagner ou de dépouiller Bach des traits romantiques dont on
l’avait affublé au cours des années. Pourtant, Gould n’était pas musicologue.
Toute sa recherche consistait à lire la partition et à la travailler; il la «
dirigeait » en promenade au bord du lac Ontario ou la chantait dans sa voiture.
Il ne passait à son piano que le temps nécessaire pour rendre exactement sur
l’instrument ce qu’il avait trouvé mentalement. « Ce n’est pas avec les doigts
que l’on joue du piano mais avec le cerveau. » Sa manière d’interpréter était
entièrement subjective et personnelle, à tel point qu’il semblait s’approprier,
grâce à une assimilation profonde, l’âme du compositeur. L’interprétation
gouldienne est reconnaissable toutes et elle est inclassable. L’auditeur, dont
la perception est subjective aussi, et qui écoute à travers son propre entonnoir
culturel, ne se laissait pas toujours convaincre par le résultat. D’aucuns ont
reproché à Gould ses « Variations Gouldberg »! Colorées de puritanisme et de
cérébralité, ses interprétations semblaient manquer d’humanité; elles
respiraient plutôt l’alarmisme que la sérénité. Le jeu de Gould donnait le
vertige que l’on éprouverait au milieu d’un désert de glace.
Une chose est sûre : il ne fallait pas le regarder jouer. Avec sa position
bizarre, contraire à ce qui s’enseigne dans tous les conservatoires de la
planète, il ne pouvait que distraire. Assis sur sa légendaire chaise pliante
en bois (exposée au musée d’Ottawa, elle déchaîne la curiosité des
visiteurs), il avait les épaules à peine plus hautes que le clavier. Ses
coudes s’écartaient souvent jusqu’à l’horizontale. Et dès qu’une main
était libre, il l’utilisait pour battre la mesure. Il avait aussi la
fâcheuse habitude de transformer toutes les pièces pour piano seul en lieder
pour voix chuchotante, car il ne pouvait s’empêcher de chantonner tout en
jouant, ce qui donna beaucoup de fil à retordre aux ingénieurs du son de la
CBC.
Beaucoup de personnes se demandent encore si Gould était un excentrique ou
un génie, mais il n’y a désormais plus lieu de se poser la question : c’était
un génie excentrique. Son talent dérangeait autant que son goût immodéré
pour la provocation.
Glenn Gould est un cas unique dans l’histoire du piano et de la musique.
Tant par ses admirateurs que ses détracteurs, il continue à faire parler de
lui 20 ans après sa mort. Deux Grammy Awards lui ont été attribués à titre
posthume pour ses interprétations. Des symposiums et des festivals Glenn Gould
ont lieu un peu partout dans le monde. Une sonde spatiale voyage vers Mars avec
quelques mesures de Bach jouées par Gould pour révéler aux petits hommes
verts la quintessence de l’art musical des humains.
D’après le livre Les Grands Pianistes, Stéphane Villemin -DPLU
La Fondation Glenn Gould
La Fondation édite un magazine pour ses membres et organise des séminaires
tels que les Rencontres Glenn Gould de 1999. On pouvait y entendre des séances
d’écoute, des conférences et voir des films dont la tétralogie réalisée
par Bruno Montsaingeon en 1974. Les congressistes ont aussi assisté à une
représentation de la pièce de théatre Glenn de Tom Patterson. Les
Rencontres 1999 prirent fin avec la remise du prix Glenn Gould, décerné au
violoncelliste Yo-Yo Ma.
Renseignements : Glenn Gould Foundation, PO Box 190, 260
Adelaide St, East, Toronto, Ontario, M5A 1N1
Les danseurs aussi
À Toronto fut créé cet automne le ballet Inspiré par Gould avec la
participation des Ballets du Canada. Chacun des quatre actes de la pièce
proposait une lecture du thème par un grand chorégraphe actuel. Margie Gillis,
Dominique Dumais, William Forsythe et James Kudelka ont présenté une facette
du pianiste en démontrant qu’à certains égards la danse explique mieux que
les mots l’énigme de Gould.
English Version... |
|