Questions de perception en musique Par Jacques Desjardins
/ 1 octobre 1999
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La musique est l'art du temps. Pour apprécier une ¦uvre musicale, il faut
s'asseoir et l'écouter de la première à la dernière note. Un des défis du
compositeur est donc de capter l'attention de l'auditeur pendant toute sa durée.
S'il laisse s'installer des longueurs, l'auditeur cessera de prêter une oreille
attentive et perdra le fil de l'¦uvre. De même, si la pièce est trop courte,
on restera sur sa faim en cherchant en vain l'objectif du compositeur. Ce
dernier doit servir de guide à l'auditeur tout au long de son trajet musical,
sans jamais le perdre.
La perception du déroulement temporel de la musique dépend surtout de deux
facteurs : la forme et le système d'écriture. Or, au cours du XXe siècle, les
idées que nous nous faisions de ces deux composantes ont été remises en
question par les nouvelles générations de compositeurs.
Tout au long de son histoire, la musique occidentale a utilisé une variété
étonnante de modèles formels qui se sont parfois maintenus pendant des siècles.
L'analyse formelle d'une ¦uvre musicale nous indique la succession dans le
temps de ses principaux événements. La forme sonate classique, par exemple,
comprend trois grandes sections : une exposition de deux thèmes, un développement
et une récapitulation. Son succès dépend de l'efficacité avec laquelle le
compositeur a amené ces trois événements tout au long des douze ou quinze
minutes que dure le morceau. La structure de la sonate a connu du succès de
Haydn à Mahler, et a même été utilisée par des compositeurs du XXe siècle.
Depuis quelques décennies, toutefois, le concept de forme musicale a éclaté
dans toutes les directions. On trouve notamment des partitions modulaires
permettant à l'interprète de choisir lui-même l'ordre des événements
musicaux. Une certaine mode des années soixante a également produit des
partitions graphiques qui suggèrent des gestes à l'interprète, sans spécifier
les hauteurs. D'autre part, certaines musiques, écrites pour des formations
instrumentales à géométrie variable, ont une durée pouvant fluctuer de dix
minutes à trois heures, selon l'humeur des musiciens ou du public. Enfin, le
choc des cultures a favorisé l'intégration des musiques du monde dans le
langage des compositeurs occidentaux.
Une telle révolution de la forme a profondément bousculé nos habitudes d'écoute
et a chambardé notre conception du temps musical. Avant le tournant de notre siècle,
les modèles formels avaient mis de longues années à s'imposer et les
changements ne se faisaient que de façon graduelle. Au milieu de notre siècle,
la musique néoclassique de Bohuslav Martinù et d'Aaron Copland a côtoyé les
expériences sérielles de Pierre Boulez et de Karlheinz Stockhausen. Il est
donc tout à fait compréhensible que le mélomane, même averti, ait eu du mal
à s'y retrouver.
Il en va de même des systèmes d'écriture. De l'époque médiévale
jusqu'au début de ce siècle, certains d'entre eux ont fait leurs preuves et
ont produit des musiques qui nous émeuvent encore aujourd'hui. Pourtant,
contrairement à l'immense variété de modèles formels, la musique n'a vu naître
que très peu de systèmes d'écriture au cours de sa longue histoire. Le
langage tonal s'est constitué au tournant du XVIIe siècle (avec des préambules
qui remontaient à au moins un siècle plus tôt) et a régné sans concurrence
véritable jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale. Avant l'apparition
du système tonal, l'Occident se divertissait ou se recueillait, depuis le Moyen
Âge, sur des musiques composées à partir des modes ecclésiastiques.
Depuis moins de cent ans, on assiste curieusement à l'émergence constante
de nouveaux systèmes d'écriture. Les compositeurs de ce siècle ont fait
preuve de beaucoup d'imagination pour inventer de nouveaux langages redéfinissant
notre rapport avec les structures de sons. Dans les années vingt, Schönberg a
jeté les bases du système dodécaphonique en décrétant qu'il fallait citer
toutes les notes d'une série de douze sons avant de pouvoir les répéter à un
autre registre. Quand on s'y arrête un moment, on ne peut que constater que la
formulation d'une telle règle ne reposait sur aucun fondement acoustique et
relevait du pur artifice. On aura beau dire que Schönberg percevait son travail
comme le prolongement d'une tendance vers la dissolution de la tonalité, annoncée
par Wagner et poursuivie par Richard Strauss et Gustav Mahler, la coupure
effective vient d'un effort conscient de codification d'une nouvelle
praxis. Comme si les règles devaient à tout prix précéder le travail
de création. Depuis toujours, on « faisait » de la musique avant que
des penseurs à l'esprit cartésien se mettent à l'analyser de façon supposément
objective, et décident d'en codifier les mécanismes. Leurs recherches ont
produit des théories souvent brillantes; mais aucune d'entre elles n'était
infaillible, et on trouvait toujours des exceptions aux règles.
La révolution dodécaphonique de la seonde école viennoise a produit, pour
sa part, le premier système d'écriture ne tolérant aucune exception. Mais,
paradoxalement, les musiques qui en sont issues ne sont « écoutables » que
dans la mesure où elles ne respectent pas les principes qui sont censés les régir!
Par exemple, le Concerto pour violon d'Alban Berg est efficace
musicalement parce que la série de départ, construite sur des tierces, permet
l'intégration de certaines fonctions tonales. Dans sa plus simple expression et
dans sa pratique la plus rigoureuse, comme dans les ¦uvres microscopiques de
Webern, le système donne à l'auditeur tout le temps nécessaire pour décoder
le message du compositeur et apprécier les interactions des séries entre
elles. En revanche, je mets au défi n'importe quel musicien ayant complété
ses études postdoctorales d'écouter du début à la fin certaines des ¦uvres
les plus denses de l'école sérielle américaine des années soixante, représentée
au premier chef par Milton Babbitt, et d'en faire une cartographie sérielle
complète dès la première audition. Tant de séries se superposent à tout
moment, que l'oreille est constamment sollicitée par la totalité du spectre
sonore et ne parvient à distinguer, en fin de compte, qu'un vague brouillard.
La conséquence principale du système dodécaphonique, c'est l'élimination
de toute hiérarchie entre les hauteurs. Si toutes les notes sont égales,
aucune d'entre elles ne peut prétendre au titre de centre de référence. Cette
absence de hiérarchie prive l'auditeur du « bonheur de la résolution », pour
citer le compositeur Darius Milhaud. La résolution d'une note ou d'une
progression d'accords suppose un jeu de tensions et de détentes, régi par
cette hiérarchie. Or, en éliminant toute forme de résolution, l'oreille
humaine peut-elle suivre le trajet d'une ¦uvre musicale?
Loin de moi l'idée de dénoncer en bloc le sérialisme et les expériences
formelles plutôt discutables d'une certaine époque. J'ai cité ce système en
exemple parce qu'il illustre, dans ses manifestations excessives, le décalage
entre une pensée artistique formulée de manière artificielle et son potentiel
de décodage par le destinataire. J'ai aussi évoqué des concepts excentriques
de planification de la durée, qui ont sévi surtout pendant les années
soixante, pour montrer qu'on ne peut s'affranchir de la marche inéluctable des
aiguilles d'une montre et que, une fois la musique terminée, il ne reste à
l'auditeur que sa propre impression subjective de la tranche de vie qu'il a
investie pendant la durée de l'oeuvre. En dépit de la subtilité de son plan
formel, c'est donc la responsabilité du compositeur d'éviter de plonger son
auditeur dans l'ennui! Je souhaite seulement interpeller les imaginations
fertiles, qui pensent trop souvent qu'on peut faire l'économie de principes
acoustiques de base dans l'élaboration d'un système d'écriture ou d'un plan
formel. En définitive, la musique doit être reçue par un auditeur, et truffer
d'obstacles son droit d'accéder à une pensée créatrice, c'est l'exclure à
tout jamais de la cause de la musique contemporaine. English Version... |
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