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La Scena Musicale - Vol. 5, No. 10

Ionisation de Varèse - La révolution de la percussion

Par Pierre Grondines / 1 juillet 2000

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« Mon but a toujours été la libération du son et d'ouvrir largement à la musique tout l'univers des sons ». S'exprimant ainsi, le compositeur Edgard Varèse (1883-1965) résume le sens de son oeuvre entier. Le parcours étonnant de cet élève des Roussel, D'Indy et Widor, devenu à partir des années 1920 un véritable démiurge de la création sonore du XXe siècle, est parsemé d'une douzaine de pièces qui regardent au delà de leur époque. Parmi elles, Ionisation (1931), première partition occidentale destinée à un ensemble de percussions, s'inscrit dans l'histoire comme une oeuvre-phare. En effet, non seulement annonce-t-elle une formidable émancipation de la percussion dans la musique instrumentale, mais encore amorce-t-elle un tournant dans la conception du vocabulaire musical. Pour mieux apprécier la valeur d'Ionisation, un bref retour sur le rôle de la percussion dans l'orchestre est utile.

Renforcer, évoquer, colorer
Depuis Bach jusqu'à Brahms, la fonction de la percussion au sein de l'orchestre a été pour l'essentiel de renforcer les accents déjà contenus dans le discours des autres instruments. (Beethoven saura transcender ce rôle.) À l'opéra ou dans les musiques descriptives cependant, la percussion se fait parfois évocatrice ou descriptive. Qu'on songe aux cloches de l'Ouverture 1812, au tambour basque du Carnaval romain ou à l'enclume du Trouvère. Vers la fin du XIXe siècle, enfin, on attend de la percussion qu'elle colore. Le tissu sonore raffiné et luxuriant des Mahler, Strauss, Debussy et Ravel s'enrichit du jeu des célesta, glockenspiel, tam-tam, crotales et xylophone.

Nouvelles avancées de la percussion
À partir du début des années 1910, au moment où les percussions atteignent un épanouissement sans précédent à l'intérieur de l'orchestre, des compositeurs renouvellent le jeu de ces instruments à la faveur d'influences aussi diverses que les folklores slaves ou le jeu délié de la batterie des groupes de ragtime. On songe à L'Histoire du soldat (Stravinski, 1918), s'achevant sur un étonnant solo de batterie, ou aux Choéphores (Milhaud, 1916) qui, à l'instar de Noces (Stravinski, 1923), mêlent l'élément vocal à un ensemble exclusivement percussif. L'andante du Premier Concerto pour piano de Bartók (1926) taille aussi une part royale aux percussions. Toutes ces avancées, pour étonnantes qu'elles soient, n'allaient toutefois pas mettre un terme à la promotion de ces instruments. En fait, un nouveau monde allait bientôt s'ouvrir à la percussion.

Ionisation - genèse de l'oeuvre
La composition d'Ionisation s'échelonne de 1929 à 1931, époque où Varèse, ayant quitté momentanément les États-Unis, son pays d'adoption, amorce un séjour de cinq ans en France. À Paris, le public est secoué par la vigueur et la rugosité du langage de cet ancien disciple de la Schola cantorum. Le néoclassicisme des sonates et des concertos de Milhaud, de Poulenc et de Stravinski alors en vogue est jugé d'un modernisme autrement plus sage et digeste que la fulgurance de pièces comme Intégrales (1925) de Varèse, présentée à cette époque et dont un critique a dit que « c'est un métal dur que le feu et le rythme fait hurler et se convulser ». Bien qu'Ionisation ait été entièrement composée en France, la première de l'oeuvre est donnée à New York le 6 mars 1933 sous la direction de Nicolas Slonimski, champion de Varèse. Signe de l'innovation radicale de l'oeuvre, les percussionnistes du New York Philharmonic, pressentis pour jouer l'oeuvre, s'avèrent vite incapables de jouer Ionisation et l'on doit recruter des compositeurs pour venir à bout de la tâche! En 1934, l'oeuvre jouit d'une excellente diffusion grâce à un disque 78 tours de la firme Columbia.

Un ensemble instrumental inédit
Ionisation est destinée à un groupe de 13 musiciens se partageant une quarantaine d'instruments. Outre les tambours, cymbales, gongs et tam-tams de toutes dimensions, l'oeuvre nécessite notamment des triangles, claves, blocs chinois, fouet, clochettes et le fameux tambour à cordes (également nommé lion's roar). Varèse adjoint à ces instruments deux sirènes à manivelle - empruntées par Varèse au « Fire Department » de New York! Trois autres instruments ne jouent qu'aux dernières mesures de l'oeuvre : un piano (jouant des grappes de sons, avant-bras posés à plat sur le clavier), un glockenspiel et des cloches.

Des hauteurs « non déterminées »
On le constate, les instruments à percussions d'Ionisation sont presque tous à hauteurs non déterminées : les vibrations d'à peu près aucun de ces instruments ne peuvent être très clairement assimilées à un , un sol, etc. Difficile de dire, par exemple, si une cymbale donne un fa, un mi ou une fréquence située quelque part entre les deux... Quand aux fameuses sirènes de pompiers, que Varèse utilise aussi dans certaines autres de ses oeuvres, leurs sons filés caractéristiques glissent sur une succession infinie de fréquences sans jamais reposer sur aucune. Avant l'avènement d'instruments électroniques, le compositeur estimait la sirène seul instrument apte à produire de longues courbes sonores paraboliques ou hyperboliques parfaitement lisses. De telles figures sonores nous montrent encore un Varèse rompant avec l'échelle sonore traditionnelle en usage depuis le Clavier bien tempéré de Bach - échelle perçue erronément comme tout l'univers sonore, de déplorer l'auteur d'Ionisation : « Il faut que notre alphabet musical s'enrichisse ! »

Volumes sonores en collision
Libérée pour la première fois dans l'histoire de la musique occidentale de ses fonctions d'auxiliaire des instruments de l'orchestre et des voix, la percussion est investie, avec Varèse, d'une mission nouvelle et singulière. En effet, les rythmes d'Ionisation, qui ne renvoient à aucun folklore ou exotisme, ne visent pas tant à être entendus pour eux-mêmes qu'à tracer des plans, volumes et amas sonores de densité diverse. Quasi visuelle, la musique de Varèse dessine de véritables corps sonores qui, pour citer le compositeur, « se métamorphosent sans cesse, changeant de direction et de vitesse, attirés ou repoussés par des forces diverses ». Si l'on devait rapprocher la musique de Varèse de l'oeuvre de l'un de ses amis sculpteurs ou peintres - Calder, Giacometti, Gleize, Léger, etc. -, alors peut-être les signes et objets fantasques peuplant les toiles de Miró offriraient-ils quelque analogie avec l'art du compositeur d'Ionisation.

Une démarche féconde
La démarche de Varèse dans Ionisation le place à part de la majorité des musiciens de sa génération. Ses préoccupations annoncent celles des compositeurs nés après 1920. Sa conception spatiale de la musique anticipe celle de la musique électroacoustique (née dans les années 1950), dont les productions pour bandes magnétiques diffusées par haut-parleurs projettent des plans sonores se mouvant dans l'espace. La prédilection de Varèse pour des sons irréductibles à l'échelle traditionnelle des hauteurs est partagée par les électroacousticiens, constamment occupés à concevoir des intervalles inédits. Varèse inspire également l'architecte et compositeur Iannis Xenakis (né en 1922), adepte - encore plus que Varèse - de l'idée d'un certain « art-science ». Les courbes sonores quelque peu empiriques des sirènes à manivelle d'Ionisation semblent avoir pavé la voie aux glissades de sons rigoureusementcalculées de Metastasis (1954). Avec Ionisation, Varèse confirme brillamment la percussion comme medium musical autonome et démontre la force avec laquelle une authentique pensée musicale peut articuler des sonorités nouvelles. OEuvre féconde, Ionisation amorce dans le répertoire du dernier demi-siècle la création d'un abondant répertoire pour percussion - ou pour ensemble mixte avec percussion - où l'on trouve, notamment, les noms de Cage (Construction in Metal, 1939), Stockhausen (Kreuzspiel, 1951; Zyklus, 1960), Barraqué (Chant après chant, 1966), Xenakis, (Persephassa, 1969; Psappha, 1976), et ici, au pays, Morel (Rythmologue, 1970), Garant (Circuits I, 1972) ou Boudreau (Les Sept Jours, 1977). La cause de la « libération des sons » aura finalement gagné de nombreux défenseurs.

Pierre Grondines est musicologue et chef de choeur et enseigne au Conservatoire de musique de Québec.


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