Quoi de neuf dans l'industrie indépendante du disque classique au Québec?
1 septembre 1999
Quoi de neuf dans l'industrie indépendante du disque classique au Québec?
par Anne-Catherine Hatton
Au Canada, le marché du disque classique est accaparé à près de 90 % par les firmes multinationales. Il ne reste donc qu'une très modeste part du gâteau aux maisons de disques classiques indépendantes qui, on l'oublie trop souvent, sont pratiquement le seul véhicule dont disposent les musiciens québécois pour se faire connaître. Au moment où celles-ci dévoilent leurs nouveautés d'automne, La Scena Musicale en profite pour présenter les principaux intervenants de cette industrie au Québec et pour faire le point avec eux sur leur situation.
Réorganisation et rationalisation semblent avoir été, au cours des derniers mois, le mot d'ordre chez les éditeurs québécois indépendants. Ainsi, chez Analekta, la plus importante maison canadienne de disques classiques, le rachat par son président, Mario Labbé, des parts de ses anciens associés, Pierre Boivin et le Fonds d'investissement de la culture et des communications, a donné un nouveau souffle à l'entreprise qui était au bord du gouffre en 1998. Dans la foulée, Analekta a rationalisé ses opérations en confiant toutes ses activités de distribution au Groupe Archambault, concentrant désormais ses efforts sur la production et la commercialisation. Depuis ce nouveau virage, les opérations ont retrouvé leur rythme d'avant la crise du disque et les pertes financières ne sont plus qu'un mauvais souvenir. Encouragée par ce rétablissement, Analekta se prépare à emménager dans des locaux plus spacieux et à lancer 35 titres au cours des douze prochains mois.
« Quand j'ai fondé Analekta en 1987, c'était pour enregistrer les grands talents de chez nous, qui pour la plupart n'avaient de contrat avec aucune maison de disque. Et ce n'était pas par manque de compétitivité avec les grands artistes internationaux, bien au contraire. Nous l'avons prouvé depuis », affirme Mario Labbé. Ce sont ces grands artistes canadiens, à qui Analekta veut donner la place qui leur revient sur le marché international du disque, qui sont le moteur de la compagnie, et non pas le répertoire, à la différence de Naxos. Par conséquent, ce sont eux qui dictent le contenu du catalogue, avec pour résultat qu'ils font ce qu'ils aiment et surtout ce qu'ils sont prêts à faire. Cette relation de confiance, estime le président, explique en partie la qualité des produits Analekta. Aux « locomotives » depuis longtemps fidèles à la maison comme la violoniste Angèle Dubeau, dont les albums atteignent des tirages phénoménaux pour la musique classique, ou encore aux pianistes Anton Kuerti et André Laplante, viennent de s'ajouter quelques nouvelles recrues de premier plan comme l'ensemble Tafelmusik et le tromboniste Alain Trudel, avec qui Analekta produira dix disques.
Ce vent de renouveau a également soufflé chez ATMA dont les actionnaires décidaient récemment et d'un commun accord de partir chacun de leur côté : Johanne Goyette avec ATMA classique et Michel Laverdière – fondateur d'Atma – avec XXI (nouveau classique, musiques du monde). Musicienne de formation, puis réalisatrice pigiste à Radio-Canada, Johanne Goyette a fait une maîtrise à McGill pour devenir ingénieur du son avant de lancer, en 1995, l'étiquette ATMA classique chez ATMA. Cette formation très polyvalente lui permet d'assumer seule l'essentiel de la production, une formule idéale pour réduire les coûts, mais aussi pour obtenir un produit conforme à ses attentes. Chez ATMA, le succès commercial n'est pas forcément une priorité. À côté des concertistes que l'entreprise accompagne dans leur cheminement de carrière, on retrouve dans le catalogue des musiciens peu ou pas médiatisés, par exemple des professeurs d'université désireux de communiquer leur savoir. « On va accepter de produire un disque qui ne sera vendu qu'à 80 exemplaires quand on veut que ce disque existe tout simplement, à cause de son intérêt sur le plan musical. C'est le mandat qu'on s'est donné vis-à-vis de la communauté artistique. »
Si la musique contemporaine, défendue notamment par le clarinettiste André Moisan et par le pianiste Marc Couroux, occupe une place non négligeable dans le catalogue d'ATMA classique, les musiques ancienne et baroque comptent pour plus de la moitié de la production de ce label, avec des artistes tels que l'alto Daniel Taylor et les ensembles Arion, Les Boréades et Les Voix humaines. Pour Johanne Goyette, cette situation tient d'abord à la classe exceptionnelle des musiciens baroques au Québec. De plus, dans ce genre musical, tout se passe à une échelle plus humaine, de la production à la gestion de la carrière artistique. « Cela permet d'atteindre le très haut niveau de qualité que nous visons, même avec des moyens réduits. »
Le dernier-né des éditeurs indépendants québécois, AMBEROLA, qui soufflait sa première bougie il y a quelques jours, a déjà 38 titres à son actif et prévoit en lancer une trentaine par an, répartis en deux catégories : les jeunes artistes classiques (le Quatuor Arthur-Leblanc et Alexandre da Costa, par exemple) et les rééditions historiques des pionniers de la chanson canadienne. AMBEROLA assurera aussi la commercialisation des disques auparavant produits sous le label UMMUS (avec par exemple le Nouvel Ensemble Moderne), dont la direction artistique continuera cependant de relever de l'Université de Montréal. Âgé de 30 ans, son fondateur et directeur artistique, Martin Duchesne, en est déjà à sa deuxième expérience de lancement d'une maison de disque, après Fonovox qu'il a dû quitter pour cause d'incompatibilité de vues avec son associé. AMBEROLA ne bénéficie d'aucune subvention et finance sa production classique grâce à sa production populaire. Chez cet éditeur, on ne pratique pour l'instant pas le système de la production à compte d'auteur, mais on demande aux artistes en qui on investit de s'investir eux aussi dans le développement de leur carrière en donnant régulièrement des concerts, une règle qui s'applique aussi à la musique d'orgue. « Si l'organiste ne donne pas de récital et se contente de mettre le disque en vente à côté du bénitier dans le fond de l'église, ça ne sert à rien, c'est de l'argent perdu pour lui et pour nous. »
À ceux qui lui reprochent de trahir la musique classique « orthodoxe » en mettant sur le marché des disques de cross-over, Martin Duchesne réplique que si l'on ne veut pas construire son entreprise sur le financement public, il faut être pragmatique et ne pas mépriser ces produits plus commerciaux. Ils sont un mal pour un bien lorsqu'on peut en récolter localement les dividendes. « Il ne faut pas oublier que si on a de la musique classique sur disque au Québec, c'est grâce à Mario Labbé, et ce qui lui a permis de démarrer ANALEKTA, c'est son premier succès de vente, qui était un cross-over. Le cross-over, ça permet aussi de survivre financièrement dans les périodes plus creuses, ou encore de payer rapidement ses sous-traitants. » Si Analekta ou Amberola sortait ici un disque d'Andrea Bocelli, les bénéfices seraient réinvestis dans le développement local, alors que lorsque c'est un major qui le fait, l'argent sort du pays. Ce que Martin Duschesne déplore le plus aujourd'hui, c'est que des multinationales comme POLYGRAM et EMI n'aient plus aucun artiste canadien classique ou populaire sous contrat.
Pour une maison de disques indépendante, l'implantation hors du Québec est semée d'embûches. C'est d'abord une question de conjoncture. Pour Johanne Goyette, dont le seul regret est de ne pas s'être jetée à l'eau plus tôt, les belles années de l'industrie du disque ne reviendront pas, même si les ventes d'ATMA sont en progression constante. Selon Mario Labbé, si le marché québécois est en croissance, celui du reste du Canada ne progresse plus, même s'il s'ouvre de plus en plus à Analekta, en partie grâce au fait que plusieurs de ses artistes comme Tafelmusik et Anton Kuerti proviennent des provinces anglophones. Mais que ce soit ailleurs au Canada ou à l'étranger, le premier problème de tous les indépendants québécois est d'arriver à avoir un certain poids dans le catalogue de leur distributeur, ce qui exige d'importants efforts financiers. L'implantation en Europe a été une opération coûteuse et difficile qui commence à se rentabiliser, estime Mario Labbé, mais pour Musisoft, son distributeur français, ANALEKTA reste une bagatelle.
Chez ATMA, on est satisfait des efforts de commercialisation aux États-Unis, amorcés il y a un an et demi grâce à un partenariat avec harmonia mundi; la compagnie y vend aujourd'hui autant de disques qu'au Canada, surtout en musique baroque, ce qui lui donne bon espoir d'atteindre un niveau d'indépendance financière où les subventions ne sont utilisées que pour prendre des risques. Pour l'Europe cependant, Johanne Goyette reste lucide, consciente des préjugés que doivent surmonter les artistes canadiens pour faire leurs preuves sur le vieux continent. Même quand la critique de la revue Gramophone est bonne, on perçoit dans le ton une certaine condescendance, remarque-t-elle, ce qui n'est pas le cas des Américains.
L'attitude des médias locaux peut également être un frein au développement. Ainsi, Martin Duchesne déplore le fait que certains critiques québécois privilégient dans leurs colonnes des disques étrangers qui ont déjà été critiqués dans plusieurs revues internationales, et négligent les disques canadiens. Parmi les autres obstacles, outre le désintérêt croissant du public pour la fréquentation des concerts et l'achat de disques, il faut composer avec la pression à produire toujours plus de titres, qui entraîne une surabondance de nouveaux produits arrivant chaque jour sur les rayons des disquaires et détrônant ceux qui s'y trouvaient depuis peu. Il faut être rapide et savoir miser d'emblée sur le bon cheval car, souligne Martin Duchesne, « un disque est un produit jetable, après trois mois il est mort. » Cela dit, de l'avis de tous, le plaisir de travailler dans le domaine artistique et la passion pour le disque en tant qu'oeuvre d'art éphémère compensent largement ces inconvénients.
...à suivre dans le prochain numéro. D'autres maisons de disques œuvrent également au Québec, nous en ferons un portrait dans la prochaine édition. |
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