Chostakovic: I Musici de Montréal recrée un monument de la musique dissidente Par Philip Anson
/ 1 mars 1999
Le mois prochain, l'ensemble
de musique de chambre I Musici présentera un monument de la musique «dissidente» de
l'ancienne Union Soviétique, soit la Symphonie no 14, opus 135, de Dmitri
Chostakovitch. Ce concert devrait être marqué du sceau de la plus grande authenticité,
puisque le directeur de cet ensemble, Yuli Turovsky, a pris part à la création moscovite
de l'œuvre, en 1969. Il évoquait récemment ses souvenirs de cet événement pour
La Scena Musicale.
Il faisait très chaud ce jour-là de l’été
de 1969. (Une certaine incertitude persiste quant à la date exacte du concert : Turovsky
se rappelle que la dernière répétition a eu lieu à Moscou, le 16 juin 1969, tandis que
le soprano Galina Vishnevskaya, qui a chanté lors de la première, indique dans ses
mémoires que la première mondiale a eu lieu à Leningrad, le 29 septembre, suivie de la
première moscovite, le 6 octobre). Le marasme caractéristique de l'ère Brejnev s'était
appesanti sur l'Union Soviétique. L'année précédente, l'écrivain dissident Alexandre
Soljenitsyne avait publié ses romans, Le premier cercle et Le pavillon des
cancéreux. Chostakovitch était en disgrâce, à cause de sa Symphonie no 13,
«Babi Yar», une critique de l'antisémitisme soviétique. Dans cette atmosphère de
répression, l'Orchestre de chambre de Moscou répétait l'avant-dernière symphonie du
compositeur. «Nous avions eu des répétitions innombrables», se rappelle Turovsky,
violoncelliste de 30 ans à l'époque. D'après Galina Vishnevskaya, le chef d'orchestre
Rudolph Barshai avait fait répéter l'œuvre soixante fois. «En autant que je me
rappelle, Chostakovitch assistait à la plupart de ces répétitions, en dépit de son
très mauvais état de santé.» (Chostakovitch, alors âgé de 63 ans, souffrait de
dégénérescence musculaire et de fragilité osseuse et il se remettait tout juste d'une
crise cardiaque.) «La dernière répétition a eu lieu dans la petite salle (la salle
Maly) du Conservatoire de Moscou. Il faisait très chaud et la salle, d'une capacitéde
500 personnes, était pleine à craquer, raconte-t-il. Tous ces gens avaient été
attirés par la rumeur, car l'événement n'était pas officiellement annoncé. La
présence de Chostakovitch signifiait beaucoup pour nous musiciens, car il était comme un
dieu à nos yeux. Nous prenions grand soin de ne pas l'importuner, car il était
incroyablement timide. Ce n'était pas le genre d'homme à vous inviter à prendre une
bière... »
La Symphonie, constituée de onze chansons
sur des textes de Lorca, Apollinaire, Rilke et d'autres poètes qui ont traité de la
mort, était audacieuse, car, selon les canons de l'art soviétique, il était interdit de
toucher à ce thème, considéré comme pessimiste. «Alors, Chostakovitch s'est levé et
il nous a parlé de sa symphonie, ce qui n'était pas dans ses habitudes. Il n'a parlé
que de la seule chanson où il n'est pas directement question de la mort, soit "La
réponse des Cosaques zaporogues au Sultan de Constantinople". Il a dit que
l'œuvre était un cri de protestation contre tout ce qu'il y a de honteux et de
dégoûtant dans notre vie. Son insistance sur les mots "honteux" et
"dégoûtant" nous indiquait clairement qu'il faisait ainsi allusion aux
autorités soviétiques qui l'avaient persécuté pendant toute sa vie. Tout le monde
comprenait cela. On a même eu l’impression qu’il s’adressait à
quelqu’un dans la salle. Au cours du concert, on entendit un grand bruit et on vit
quelqu'un sortir précipitamment de la salle. Par la suite, on a appris qu'il s'agissait
d'Apostolov, un commissaire à la culture, membre du Comité central du Parti communiste
et l'un des ennemis les plus acharnés de Chostakovitch. Il venait de subir une crise
cardiaque et mourut peu de temps après.»
Comme la salle était bondée et qu'il faisait très
chaud, il est facile d'attribuer le
décès d'Apostolov à des causes naturelles, mais Turovsky préfère y voir la main du
destin. «Pendant des décennies, Apostolov avait tenté de détruire Chostakovitch et
voilà qu'il voyait ce dernier remporter les honneurs d'une autre de leurs escarmouches.
Cela doit l'avoir rendu très furieux.»
Récemment, on a accusé Chostakovitch de
complicité avec le régime soviétique. Une controverse a entouré l'ouvrage intitulé Témoignage,
les supposés mémoires de Chostakovitch, dictés à Simon Volkov. Turovsky se porte
vigoureusement à la défense de Volkov. «Tous ces débats sur la question de savoir si
Chostakovitch était un partisan ou non du régime soviétique sont ridicules. À
l'époque, aucun musicien vivant en URSS n'avait le moindre doute quant à l'attitude de
Chostakovitch envers ce régime. Aujourd'hui, les gens ne comprennent pas à quel point
l'Union Soviétique ressemblait à la société décrite par George Orwell dans son roman 1984.
Tout ce qui se disait ou s'écrivait était à double sens. Peu importe ce que vous lisiez
dans un journal, vous deviez le lire à l'envers. Chostakovitch devait faire preuve de
prudence, mais il n'y a pas de doute que sa musique transmettait un message. Pour nous,
c'était comme une bouffée d'air frais. Les autorités comprenaient cela elles aussi et
c'est pourquoi, de temps à autre, elles interdisaient ses œuvres. S'il avait écrit
noir sur blanc ce qu'il écrivait dans le langage de la musique, il aurait été
emprisonné sur l'heure.» La Symphonie no 14, interprétée par un soprano et un
baryton-basse, est une symphonie vocale, dans la tradition des Chants et danses de la
mort de Moussorgsky et du Chant de la terre de Mahler.
Les chanteurs solistes d’I Musici pour cette «
symphonie de la mort » seront le soprano lyrique montréalais Sherri Karam et la
basse russe Nikita Storojev, lequel chantait dans l’enregistrement de 1987 qu’a
fait I Musici de cette œuvre (Chandos 8607). Ne manquez pas cet événement
historique qui aura lieu le 31 mars, à 20 h, au Théâtre Maisonneuve de la Place des
Arts. Tél.: I Musici (514) 982-6038. Billeterie de la Place des Arts: (514) 842-2112.
Admission : (514) 790-1245. |
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