L'histoire vivante: Naxos Historical et la filière canadienne Par Wah Keung Chan et Philip Anson
/ 1 mai 1998
English Version... Il était impossible de
se procurer des reproductions historiques d’opéras à des prix
modiques avant l’arrivée des marques Opera Gala (Distribution
Pelleas) et Opera d’Oro (Distribution Allegro). Les collectionneurs
accueillent maintenant avec grand enthousiasme l’alliance entre
Naxos, le géant de la vente de disques compacts, et Immortal
Performances Recorded Music Society (IPRMS). La nouvelle entreprise,
Naxos Historical, vient d’éditer six enregistrements radiophoniques
du Metropolitan réalisés dans les années 1930 et 1940, dont la
plupart n’étaient auparavant disponibles que sur des marques pirates
à un prix cinq fois plus élevé que celui de Naxos. La plupart de ces
émissions radiophoniques constituent les seuls témoignages existants
de plusieurs grands chanteurs de l'époque dans certains rôles.
(Photo: L'équipe bénévole d'Immortal
Performances)
C’est Richard Caniell, archiviste et ingénieur du son canadien,
âgé de 65 ans, qui est à l’origine de cette belle initiative.
Caniell était depuis toujours un collectionneur passionné de vieux
enregistrements de musique classique. Au cours des années 1970 il
finit par être exaspéré par les pratiques commerciales douteuses et
la piètre qualité des enregistrements qu’il recevait des services de
doublage et d'entreprises de vente par correspondance. Dans une
entrevue récente, réalisée chez lui en Colombie Britannique, Caniell
rappelait les problèmes auxquels les collectionneurs étaient
confrontés à cette époque. « Un grand nombre des enregistrements
disponibles étaient de mauvaises copies, produits de 5, 10 et
jusqu'à 15 repiquages. Certains enregistrements offerts dans les
années 1960 étaient même intentionnellement dégradés par l’ingénieur
qui possédait l’enregistrement source. Je le sais parce que j’ai
travaillé comme technicien du son chez RCA Victor, de 1949 à 1950,
et que j’ai eu l'occasion d'apprécier la qualité des bandes
magnétiques originales ».
En 1979, Caniell commanda un enregistrement de Toscanini d’un
service américain de doublage. Son chèque fut encaissé mais il ne
reçut jamais l’enregistrement. C’était la goutte qui fit déborder le
vase. Croyant pouvoir offrir lui-même un meilleur service, il
décidait alors d’explorer les possibilités de publier lui-même.
En 1980, Caniell fondait l'IPRMS, une société sans but lucratif,
à objectif pédagogique, dans le beau village de New Denver (600
âmes), en Colombie Britannique. New Denver est niché dans la
magnifique chaîne de montagne Valhalla, site de l’autre activité
exercée par Caniell, la Valhalla Wilderness Society, groupe
environnemental qui lutte contre les coupes de bois excessives en
Colombie Britannique. Caniell passe ses journées à faire pression
sur le gouvernement sur des questions environnementales, et ses
soirées à restaurer de vieux enregistrements d’opéras. « Lorsque les
gens croient que notre vitrine de sujets environnementaux et de
photos de chanteurs d’opéra offre une combinaison bizarre, je leur
réponds que nous nous consacrons à préserver à la fois notre
environnement et notre héritage musical ».
Dès le départ l’objectif poursuivi par Caniell avec l'IPRMS ne
consistait pas à publier des copies légèrement améliorées
d’enregistrements piratés, mais de reproduire les bandes maîtresses, ou
laques, des sources radiophoniques originales.
(Photo: Richard Caniell, 1984)
Certes, il a été très difficile de se procurer des copies du
Museum of Broadcasting de New York et de la Library of Congress de
Washington, D.C., où la plupart des transcriptions originales
étaient conservées. Mais 10 années passées par Caniell comme
enquêteur criminel à Los Angeles l’ont sans doute aidé dans sa
démarche pour retracer des enregistrements rares. Il a consacré les
années 1981 et 1982 à obtenir les autorisations sur les droits de
NBC grâce aux fonds du Conseil canadien et à l’appui de la
Bibliothèque nationale du Canada.
« En 1983, j’ai obtenu une ordonnance du vice-président de NBC à
New York, demandant à tous les détenteurs de transcriptions de nous
remettre des copies de celles-ci. J’ai aussi communiqué avec des
personnes qui possédaient d’importantes collections
d’enregistrements du Met ». L'IPRMS a ainsi réuni environ 2 000
enregistrements historiques d’opéras de partout dans le monde, dont
notamment 750 enregistrements de première génération du Metropolitan
Opera. L’entreprise possède une collection importante
d’enregistrements de Toscanini, légués à Caniell par l’ingénieur du
son favori du maestro, feu Richard Gardner.
Une fois les droits d'accès obtenus et les enregistrements en sa
possession, Caniell commençait le difficile travail de la
restauration sonore. Il a alors recruté treize volontaires dans la
petite ville de New Denver, en distribuant des échantillons de son
travail. Il s’est également constitué une liste postale de 200
membres dans 13 pays, parmi lesquels de nombreux écrivains et
critiques musicaux. Caniell a fourni plus de 600 enregistrements
pour le deuxième livre de Paul Jackson sur les émissions
radiophoniques du Metropolitan Opera, Sign-Off at the Old Met
(Amadeus Press).
En 1995, l'IPRMS a failli devoir mettre un terme à ses activités
quand il s'avéra qu'une marque européenne pirate copiait ses
enregistrements. Selon Caniell, le président d’Eklipse Records,
Robert Horneman, se faisant passer pour un étudiant, obtint plus de
125 des meilleures reproductions de l'IPRMS, en violation flagrante
de l’entente qu’il avait signée en devenant membre. (Trois mois
après l’envoi d’un enregistrement du Met de Götterdämmerung
aux membres, le même enregistrement fut publié par
Eklipse/Walhall.) Caniell rejeta l’idée de poursuivre l’entreprise
britannique et déclara au critique texan John Ardoin, expert de
Callas, qu’il allait abandonner ce projet. Deux semaines plus tard
il recevait Jonathan Wearns de Naxos qui lui proposait de publier
des enregistrements de l'IPRMS. Caniell avait déjà reçu une
proposition de VAI, mais choisit Naxos puisque les enregistrements
de l'IPRMS seraient ainsi disponibles à prix modique à un plus large
public. Les 21 premiers enregistrements ont été triés sur le volet
dans la voûte de l'IPRMS par Caniell, par John Ardoin et par
l’éditeur de la revue Orpheus de Hambourg, en tenant compte
de la rareté des artistes et du répertoire. Ardoin a choisi
l’enregistrement de Tristan und Isolde de Leinsdorf parce que
c’est le seul qui permet d’entendre Helen Traubel dans le rôle
d’Isolde. Ce disque a récemment été choisi le meilleur
enregistrement historique par le magazine Opera
International.
Depuis la signature de cette entente avec Naxos, Caniell passe
ses nuits et fins de semaines à restaurer des bandes magnétiques
qu’il transfère sur disques compacts. Il admet que ses techniques de
réédition ne sont pas les plus avancées, mais il espère que le
succès de la série Naxos lui permettra de moderniser l’équipement de
l'IPRMS et de s'initier à la technologie de restauration numérique.
Une restauration peut demander quelques heures, des semaines ou même
des mois (il lui a fallu plus de deux ans pour restaurer le
troisième acte de Götterdämmerung ). Les variations de voltage dans
l’équipement d’enregistrement original produisent souvent des
variations de diapason, qui doivent être corrigées section par
section. Caniell évite d’utiliser la technologie de réduction du
bruit, qui peut diminuer l’onctuosité de la voix (fréquences de 5
000 à 10 000 hertz) et il accentue occasionnellement l’onctuosité
pour recréer l’exaltation de la performance en direct. Lorsque
Caniell utilise deux sources originales, il utilise des appareils
différents et effectue le remixage à l’aide d’un troisième appareil,
tous fonctionnant selon le système analogique. Puis les
enregistrements sont traités en Angleterre avec le système Cedar qui
élimine les bruits insolites.
Caniell est généralement satisfait des éditions Naxos jusqu’à
maintenant. « Il y a encore des ajustements à faire : quelques
enregistrements ont trop ou pas assez de basse, mais ceci sera
corrigé dans un prochain enregistrement », nous assure-t-il.
Désormais les notes accompagnatrices comporteront également des
photos, un résumé de l’intrigue et la biographie des chanteurs.
Caniell travaille présentement à la restauration d’I
Pagliacci de 1944, avec Raoul Jobin, Licia Albanese et Leonard
Warren, qu’il a trouvé dans la collection Jobin de la Bibliothèque
nationale du Canada. L’enregistrement est d’intérêt pour les
collectionneurs, parce qu’il est le seul enregistrement conservé tel
quel de la Nedda de Licia Albanese, mais Caniell a également été
agréablement surpris de la qualité du Canio de Jobin.
Naxos compte
publier environ vingt opéras et vingt enregistrements de Toscanini
par année (tous datant de plus de cinquante ans, à cause des droits
d’auteur). Caniell espère également publier un livre consacré aux
enregistrements de Toscanini. La prochaine série d’enregistrements
de Naxos Historical paraîtra au Canada cet été. (traduction :
Alain Pinard)
- Donizetti: La Fille du régiment
- Lily Pons, Raoul Jobin, Salvatore Baccaloni,
Irra Petina
- Metropolitan Opera, Genno Papi, conductor,
1940
- Naxos 8.110018-9 2CDs
Ce
repiquage d’une matinée historique au Met, en 1940, ne pouvait pas
arriver à un meilleur moment. Non seulement 1998 marque-t-il le
150e anniversaire de la mort de Donizetti, mais cet
enregistrement rappelle l’excellence des deux interprètes principaux
: la soprano Lily Pons et le ténor québécois Raoul Jobin. Pons
révèle une technique éblouissante -- quel « Salut à la France » ! --
mais aussi une rondeur de voix, voire une douceur de timbre, une
élégance, un charme vocal presque introuvables aujourd’hui. La Marie
qu’elle interprète est à la fois émouvante et pétillante. Vous
n’avez qu’à écouter « Il faut partir »... Pour sa part, Jobin, comme
Pons d’ailleurs, fait preuve d’une maîtrise totale du style
opéra-comique, mais ce n’est pas tout. Son Tonio est chavirant par
l’aisance, l’éclat et la beauté de la voix et par le ton dramatique.
Il faut écouter Jobin chanter la cavatine « Ah ! mes amis ! » pour
réaliser à quel point les ténors modernes sont parfois médiocres.
Quelle tragédie alors que cette production inclue les coupures
traditionnelles, tels la cabalette de cette même cavatine et l’air
sublime de Tonio « Pour me rapprocher de Marie ». En revanche, le
Sulpice de Salvatore Baccaloni n'a pas la même dimension idiomatique
et son incarnation est décidément exagérée. Quant au chef italien
Gennaro Papi, il dirige l’orchestre avec vigueur et souplesse. Je
lance un dernier bouquet à la firme Naxos qui a pris l’initiative de
commencer une série historique qui compte déjà neuf titres et de
produire un repiquage d’une grande qualité technique. Merveilleux.
Richard Turp
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