Entrevue avec Gino Quilico Par Philip Anson et Wah Keung Chan
/ 1 octobre 1997
English Version...
Après avoir vécu à Londres, à Paris, en
Italie et à New York, le baryton Gino Quilico, 42 ans, habite
maintenant à Montréal. Il était en ville au mois d’août pour le
lancement de son premier album en solo, Le Secret, et pour
l’annonce par l’Opéra de Montréal qu’il chanterait le rôle d’Iago
dans l’Otello de Verdi au cours de la saison 1999-2000. La
Scena Musicale a rencontré Quilico dans son studio de Wetsmount
avant son départ pour New York, où il chantera pendant un mois au
Metropolitan Opera le rôle d’Escamillo dans Carmen, de Bizet.
LSM: Comment
avez-vous commencé votre carrière musicale?
GQ: Mon père, Louis Quilico, est chanteur
d’opéra et ma mère était pianiste de concert. J’ai donc passé toute
ma jeunesse avec la musique. Jusqu’à environ 14 ans, j’ai écouté
beaucoup de musique classique. Je me suis intéressé à la musique
populaire pendant mon adolescence. À seize ans, j’ai laissé l’école
et je me suis trouvé divers emplois, rénovation, finition de
planchers, jardinage, peinture, déchargement de barils de rhum
Bacardi des trains de marchandise. J’ai même travaillé dans une mine
de charbon. J’ai joué de la guitare et chanté dans quelques clubs de
nuit, mais ma voix manquait d’entraînement. À 19 et 20 ans, j'ai
travaillé très fort et j’essayais de décider de mon avenir. Un jour
mon père m’a dit que l’opéra cherchait des chanteurs pour le choeur
et m’a suggéré de me présenter. Dès que je suis monté sur scène,
j’ai eu le coup de foudre. J’ai demandé à mes parents de me dire
honnêtement si j’avais du potentiel. Ils m’ont dit oui, j’ai alors
décidé de me consacrer entièrement au chant.
LSM:
Parlez-nous de votre entraînement vocal.
GQ: J’ai eu la chance d’avoir deux
professeurs continuellement à ma disposition, ma mère et mon père.
C’était comme un stage intensif, parce que je vivais avec des
artistes tout en apprenant mon métier. Au cours des six premiers
mois d’entraînement avec mon père, il n’y eut pas de production de
son, seulement les aspects techniques de l’ouverture de la gorge.
Les six mois suivants, je n’ai étudié que la respiration. Je n’ai
donc pas chanté une seule note pendant un an. Je préparais mon
corps, ma gorge, mes cordes vocales et le contrôle de ma
respiration. Ensuite j’ai commencé à faire des sons: un premier,
puis un deuxième et ainsi de suite. Ce n’est qu’après six mois de
ces sons que j’ai commencé à chanter des arias. Après deux ans
d’études presque continuelles, j’étais prêt. Le corps est
l’instrument du chanteur et mon corps tout entier était accordé. Je
suis alors entré à l’école d’opéra de l’Université de Toronto. J’ai
suivi tous les autres entraînements non-vocaux, le jeu des acteurs,
le maquillage et le mime à l’université. Mais aucune théorie: je
n’ai jamais reçu de baccalauréat formel. Je n’étudie plus avec mon
père. Maintenant je travaille avec quelques entraîneurs, qui ne
touchent pas à ma voix, seulement l’interprétation.
LSM:
Parlez-nous du début de votre carrière en Europe.
GQ: J’ai eu
ma première chance à 24 ans. Pendant mes études à Paris, j’ai signé
avec l’Opéra de Paris comme membre invité pour trois ans. Je vivais
dans une petite chambre avec des cafards et une salle de bain
partagée. Je conservais ma nourriture sur le bord de la fenêtre.
J’étais pauvre, mais j’aurais chanté dans le métro pour gagner ma
vie s’il avait fallu; d’ailleurs plusieurs chanteurs vedettes
d’aujourd’hui ont chanté dans le métro pour de l’argent. Je me
souviens d’avoir un jour voulu entendre Domingo chanter
Carmen à l’Opéra-Comique, mais puisque je ne pouvais pas me
payer un billet, je me suis faufilé dans la salle et j’ai rampé
entre les rangées pour que les gardiens ne me voient pas! Si vous
aimez vraiment quelque chose, vous êtes prêt à faire des choses
aussi stupides que cela. Plus tard quand je suis devenu célèbre,
j’étais le jeune baryton de l’heure, tout le monde se pâmait, et ça
m’a un peu monté à la tête. Lors du tournage de l’Orfeo de Monteverdi, vers 1979-80, mon
agent m’avait réservé une chambre horrible à Genève et je me suis
dit: «Comment osent-ils envoyer l’étoile dans un pareil dépotoir»!
J’ai violemment protesté. Mais l’endroit me rappelait mon premier
appartement à Paris; j’ai fini par y rester et décorer la chambre
avec des affiches comme lorsque j’étais étudiant. Cela m’a ramené
sur terre. Je m’attends encore à ce que les choses soient faites
d’une façon professionnelle et correcte lorsqu’il s’agit de mon art,
les costumes par exemple. Mais je ne suis pas un "divo".
LSM: Pourquoi
êtes-vous revenu en Amérique du Nord?
GQ: J’ai habité Paris pendant 14 ans, mais
l’année des bombes, j’ai été témoin de l’explosion d’une voiture;
quarante enfants ont été blessés. Si j’avais été là quinze secondes
plus tard, je serais mort. J’ai été traumatisé parce que j’avais un
jeune fils et ma femme enceinte à soutenir. J’ai décidé que je ne
pouvais prendre de tels risques. Alors nous sommes partis à Londres.
Deux ans plus tard une bombe à explosé chez Harrods! L’Europe
devenait trop agressive, trop dangereuse et j’ai décidé de partir.
C’est pour ça que j’ai quitté l’Europe, pas pour des raisons de
carrière.
LSM: Êtes-vous
maintenant un Montréalais?
GQ: Je me sens chez moi à Montréal. Mon
grand-père est venu d’Italie s’installer ici et a ouvert le premier
magasin de vélos à Montréal, sur la rue St-Denis. Mon père et ma
mère sont nés à Montréal. C’est pratique pour mon travail parce
qu’il y a de bons aéroports. C’est aussi un bon endroit pour mes
enfants, qui fréquentent une école anglaise. Quant à la loi 101, ma
femme a été éduquée à Toronto, alors nos enfants étudient en
anglais. Je veux qu’ils sachent l’anglais, le français, et d’autres
langues s’ils le désirent. Si je n’avais pas le choix de la langue
d’éducation de mes enfants, je ne serais pas très content. L’anglais
est une langue importante à connaître.
LSM: Parlez-nous de votre désistement de
l’opéra Eugène Onéguine, à l’Opéra de Montréal, qui
avait été controversé à l’époque.
GQ: Cet incident a donné lieu a beaucoup de
confusion. En réalité, j’ai annulé parce que je ne me sentais pas
prêt à chanter ce rôle. J’avais environ un an pour préparer le rôle
et lorsque je me suis rendu compte qu’il serait impossible de le
faire, j’ai annulé, non pas à la dernière minute, mais un an avant
le spectacle. Ce n’est pas que je ne voulais pas chanter ce rôle. Je
le voulais, mais un rôle titre demande beaucoup de travail, surtout
lorsqu’il est dans une langue difficile à apprendre comme le russe.
Éventuellement j’ai étudié le rôle d’Onéguine avec des entraîneurs
en Italie, à San Francisco et à New York. Il a fallu tout ce
travail. Je ne prendrais jamais le risque de ne pas être bien
préparé. Cela ne serait pas professionnel ou juste pour
l’auditoire.
LSM: Vous avez
déclaré que les compagnies d’opéra canadiennes n’engagent pas assez
de Canadiens.
GQ: Oui, c’est vrai, mais c’était une
remarque adressée aux institutions en général, et non à une
entreprise en particulier. Le Canada a perdu tant d’artistes de
talent à l’étranger, des chanteurs, des acteurs, des peintres, des
poètes, que nous nous appauvrissons tous. C’est un problème qui
touche tout le pays. Quelquefois je pense que mes commentaires ont
été déformés par la presse. Je ne me rappelle vraiment pas avoir dit
la moitié des choses qui m’ont été attribuées. Les journalistes
écrivent souvent leurs propres opinions dans les entrevues.
LSM: Et
pourtant l’Opéra de Montréal semble avoir oublié de vous offrir
plusieurs de vos meilleurs rôles, tels Don Giovanni et
Figaro.
GQ: Je ne sais pas vraiment bien quels opéras
ont été présentés par l’Opéra de Montréal, mais je ne pourrais
probablement pas les faire de toute façon à cause de conflits
d’horaires. Partout il y a des opéras qu’on ne me demande pas de
faire. Ce n’est pas comme si, à chaque fois qu’il y a un Don
Giovanni, on devait me l’offrir. Il est difficile de trouver le
temps de faire tout ce qu’on veut. Nous avons été chanceux de
trouver une ouverture en 1999-2000 pour Otello de l’Opéra de Montréal.
LSM: Certains
prétendent que vous avez accepté des honoraires moins élevés qu’à
l’habitude pour pouvoir chanter à l’Opéra de Montréal.
GQ: L’offre que m’a faite l’Opéra de
Montréal était très respectable.
LSM: Vous avez
chanté gratuitement au Gala de l’Opéra de Montréal l’an
dernier?
GQ: Oui, il s’agissait d’une représentation
de bienfaisance.
LSM: Avez-vous
participé à ce gala pour faire la paix?
GQ: Oui, j’ai voulu faire un geste.
LSM:
Parlez-nous de l’évolution de votre voix et de votre
répertoire.
GQ: J’ai commencé par le répertoire lyrique, un
peu de baroque, un peu de Rossini, beaucoup de musique française,
quelques premières mondiales de nouvelles compositions. Maintenant
je me confine principalement aux rôles que je connais le mieux et
j’oriente ma carrière vers les rôles de Verdi, ce qui est le sommet
de la carrière d’un baryton. Éventuellement, j’aimerais bien chanter
du Verdi toute l’année, mais je suis prudent. Les hommes ne
devraient pas chanter du Verdi dans la trentaine à moins d’être nés
avec le son Verdi, sinon ils se fatiguent et font des erreurs. En
tout je donne environ quarante à cinquante performances par année et
je préfère les séries plus longues, de six représentations ou plus.
Une fois j’ai fait 15 Otello en
Allemagne; c’était excellent parce que cela m’a donné la chance de
rentrer dans le personnage jusqu’à ce qu’il devienne une seconde
nature.
LSM: Quels
rôles voulez-vous garder dans votre répertoire tout en vous
orientant vers Verdi?
GQ: Don Giovanni, le barbier de Séville,
l’Élisir. Marcello dans La Bohème est un rôle
magnifique que je voudrais chanter toujours. Onéguine est nouveau,
mais je veux continuer à le faire, celui-là. Lorsque j’aurai
vraiment assimilé Verdi, je ne reviendrai pas à Rossini. Au cours
des quatre dernières années j’ai commencé à présenter des récitals.
Les récitals sont parfaits parce qu’ils sont intimes et
personnels.
LSM: Avez-vous
des conseils pour les jeunes chanteurs?
GQ: Je ne suis pas assez patient pour
enseigner, mais je peux donner des conseils à court terme. La
première exigence consiste à maîtriser la bonne technique et à bien
placer sa voix. Les étudiants d’aujourd’hui commencent à apprendre
le répertoire avant de maîtriser leur instrument. Si vous n’avez pas
une confiance parfaite, vous allez rater votre entrée en scène.
Lorsque j’ai fait mes auditions j’étais tellement sûr de moi que je
me suis imposé à mon auditoire, de sorte qu’ils n’ont pas eu d’autre
choix que de m’embaucher. Si vous hésitez le moindrement, vous serez
anéanti. Il faut également être très motivé. J’ai chanté avec
Roberto Alagna alors qu’il était encore inconnu, mais je savais
qu’il deviendrait une étoile parce qu’il était habité par le désir
de réussir. Les gens croient que c’était facile pour lui, mais ils
oublient qu’il travaillait dans un bar à chanter des chansons
populaires. On finit toujours par découvrir les bons chanteurs. La
qualité l’emporte sur la malhonnêteté et le mal. Mais si vous ne
cherchez que la gloire, oubliez tout cela.
Gino Quilico sera
au magasin HMV Centre-ville le 18 octobre à 14h pour le lancement de
son disque Le Secret et pour rencontrer le public.
English Version... |