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La Scena Musicale - Vol. 3, No. 1

Jacques Lacombe: un chef, enfin!

Par François Carrier / 1 septembre 1997

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Jacques Lacombe (Picture)Présentement, nos grands orchestres canadiens sont dirigés par d'illustres chefs étrangers: qu'on pense au Suisse Dutoit à l'Orchestre symphonique de Montréal, au Finlandais Jukka-Pekka Saraste, successeur du Britannique Andrew Davis à la tête du Toronto Symphony, et à Trevor Pinnock au Centre National des Arts d'Ottawa. Depuis les Ernest MacMillan et Wilfrid Pelletier qui ont laissé leur marque dans notre histoire musicale, nous n'avons pas eu de maestro qui soit canadien et que l'on puisse comparer aux géants de notre siècle que furent les Karajan, Bernstein, Solti et Kleiber. Si l'on en croit certains mélomanes, Jacques Lacombe pourrait bien être le grand chef d'orchestre canadien que nous attendions.

Natif de Cap-de-la-Madeleine, Jacques Lacombe est d'abord pianiste, puis organiste, avant de finalement s'intéresser à la direction d'orchestre: "J'ai étudié avec la titulaire des orgues de la Basilique Notre-Dame, Noëlla Genest, jusqu'à son départ pour Québec. À cette époque, je n'envisageais pas de faire carrière en musique. Je me dirigeais vers les sciences pures, plus précisément en aéronautique."

Mais voilà: le poste laissé vacant par Noëlla Genest est bientôt comblé par Raymond Daveluy, qui ouvre les yeux de Lacombe: "À cette époque, je gagnais déjà relativement bien ma vie pour un jeune de mon âge, en jouant dans les églises, en enseignant, etc. Alors, j'ai décidé d'essayer, pour voir ce qui arriverait: après le secondaire, je suis venu à Montréal, j'ai terminé mon cours d'orgue et commencé mon cours de direction d'orchestre."

Comment a-t-il réagi, lorsque pour la première fois il s'est trouvé face à l'orchestre, baguette en main? "C'était très impressionnant. C'était en répétition avec l'abbé Thompson [le directeur des Petits chanteurs de Trois-Rivières], à Trois-Rivières, pour le Requiem de Mozart. L'abbé voulait entendre ce que ça donnait. Au début, on a l'impression de ne rien entendre: le podium est probablement le pire endroit pour écouter l'orchestre. À cause du manque de recul, il est difficile de percevoir ce qui est juste et ce qui est faux. Et bien sûr, la nervosité n'aide pas..."

Lacombe termine bientôt son cours d'orgue et de direction d'orchestre à Montréal, avant de s'envoler pour Vienne, où il ira parfaire sa formation: "Mes professeurs de direction d'orchestre à Montréal avaient étudié à Vienne. À la fin de mon cours, j'ai pris une année où je n'ai que travaillé à la Maîtrise du Cap, sans étudier. Ensuite, j'ai obtenu une bourse du Conseil des arts, qui m'a permis d'étudier à Vienne, avec le professeur de mes professeurs."

Lacombe passe près de quatre ans à Vienne, profitant à plein de la vie musicale viennoise: "L'école me donnait accès à un orchestre toutes les semaines, ce qui n'était pas le cas à Montréal. Mais ce n'est pas tout. La première année, j'ai vu 80-85 représentations d'opéra. Il y avait des forfaits spéciaux pour les étudiants, des places debout, etc. Je payais un ou deux dollars pour entendre les plus grands chanteurs. J'ai vu Karajan, Kleiber et Bernstein diriger. Il y a peu d'endroits dans le monde où on peut retrouver une telle densité d'activité musicale."

C'est de cette époque que date sa décision de diriger de mémoire les oeuvres orchestrales: "Si je me suis imposé cette discipline, ce n'est pas tellement en fonction de modèles - Karajan dirigeait de mémoire, Kleiber également - mais parce que je me suis rendu compte que j'avais oublié une bonne partie du répertoire que je croyais avoir appris à Montréal. À cette époque, je me suis beaucoup intéressé à la lecture rapide et à la mémoire, afin de mettre au point ma propre méthode de travail. On ne m'a pas appris la façon de mémoriser une partition: ça n'est pas quelque chose que l'on enseigne normalement, et il m'a fallu trouver la façon la plus efficace de le faire."

Afin de mémoriser des partitions plus complexes les unes que les autres, il ne s'agit pas de commencer à la première mesure, et de ne passer à la seconde que lorsque l'on connaît la première. Selon Lacombe, cette méthode de travail fait en sorte que l'on a oublié la première mesure lorsque l'on s'attaque à la troisième. "Ma méthode de travail est très personnelle, et rien n'indique qu'elle puisse fonctionner pour tous: elle est fonction de mon bagage musical. J'essaie d'avoir une idée de la grande structure: je commence par le plus général pour aller vers le détail, de sorte qu'à la fin je connais l'oeuvre par coeur. Il faut avoir un plan sur lequel vont se greffer les différents éléments. Ceux qui s'entêtent à apprendre toutes les notes, mesure après mesure, n'ont pas cette vision d'ensemble. Il faut fonctionner comme un architecte."

Si la musique contemporaine peut s'avérer un peu plus difficile à mémoriser, certains compositeurs plus "classiques" peuvent donner du fil à retordre au chef, comme ce fut le cas à une certaine époque pour Schumann: "Les partitions dont je disposais alors étaient moins claires sur le plan visuel. Mais aussi sur le plan de l'orchestration, il y a souvent des irrégularités dans l'oeuvre de Schumann: une phrase qui est répétée, par exemple, mais avec une légère modification. Cela rend la chose plus longue à mémoriser. Par contre, Schubert est très facile à mémoriser. Chez Schubert, lorsqu'il y a une réexposition, c'est presque textuellement la même chose. Même chose entre Haydn et Mozart: Mozart est beaucoup plus facile à mémoriser. Chez Haydn, la structure est continuellement renouvelée, alors que Mozart est plus conservateur. Il y a moins de surprises que dans une partition de Haydn. Mais la façon de travailler demeure la même pour chaque compositeur, qu'il s'agisse d'une oeuvre de Haydn, Stravinsky ou même d'une oeuvre contemporaine, comme le concerto pour trombone de Hétu que l'on a créé à Lanaudière. J'ai fait le concert avec la partition, parce que le soliste faisait de même, mais j'avais mémorisé la partition, et fait toutes les répétitions par coeur."

Puisqu'il est question de concerto et de soliste, Lacombe mentionne qu'il devient de plus en plus intéressant de travailler avec des solistes, qu'ils soient chanteurs ou instrumentistes. Il faut à la fois entrer le plus possible dans la conception du soliste, tout en maintenant ses propres idées: "Et de plus en plus, je retrouve des gens avec lesquels j'ai travaillé par le passé. On se connaît, et il existe déjà une forme de complicité. Il y a des chanteurs avec lesquels j'ai travaillé un peu plus, par exemple Lyne Fortin ou Aline Kutan. Le travail devient plus facile, alors, parce que l'on se connaît déjà. On peut plus rapidement faire de la musique ensemble."

Lacombe a jusqu'à maintenant touché à tous les genres, qu'il s'agisse du ballet, de l'opéra ou du symphonique, et refuse de se spécialiser: "Évidemment, le ballet est un peu plus ingrat, parce qu'il y a moins de marge de manoeuvre. Si un danseur saute dans les airs, il faut attendre qu'il retombe avant de jouer la note! Cela réduit un peu les possibilités, mais j'en fais tout de même. C'est un autre genre de défi."

L'opéra et le symphonique lui laissent davantage de liberté, et Lacombe apprécie chacun de ces deux genres, qui se complètent: "Le symphonique permet de travailler plus dans le détail que l'opéra, puisqu'il faut quelquefois faire des compromis avec le plateau. À l'orchestre, le symphonique me permet d'atteindre un certain niveau que je m'efforce de maintenir dans la fosse. Par contre, dans le travail avec les chanteurs, il faut toujours travailler en fonction du souffle, de la phrase musicale: lorsque je retourne au symphonique, il m'arrive d'interpréter des phrases musicales comme si elles étaient chantées par un chanteur."

Si Lacombe apprécie chacun des genres musicaux, c'est l'opéra qui pour l'instant semble lui permettre de travailler à l'extérieur du pays. Après avoir dirigé une Traviata fort bien accueillie à l'Opéra-Théâtre de Metz, Lacombe s'apprête à y retourner pour diriger Tosca: "J'ai eu un très bon contact avec l'orchestre là-bas, et les conditions de travail sont intéressantes. Il s'agit d'un petit théâtre de 800 places, à l'italienne, qui permet de faire les choses différemment que dans une salle comme Wilfrid-Pelletier. Ici, dans la fosse d'une salle de 3000 places, il faut faire des compromis au niveau des dynamiques, par exemple. Tu perds des couleurs, la netteté de l'articulation."

Outre Metz, Lacombe a également dirigé aux États-Unis, au Florentine Opera de Milwaukee, un engagement qu'il doit principalement au chef de l'Orchestre Métropolitain Maestro Rescigno, qui y est directeur artistique et qui le connaît bien. Lacombe y a dirigé la production de l'Opéra de Montréal du Barbier de Séville, et se rendra à Philadelphie en mars 1998 pour diriger La Fille du régiment. On se rapproche dangereusement de New York... "Le metteur en scène de La Flûte enchantée que j'ai dirigée à Montréal est directeur général à Philadelphie. Nous nous sommes bien entendus, et suite à cela, il m'a invité à diriger La Fille du régiment là-bas."

Voilà bien des projets pour le jeune chef assistant de l'Orchestre symphonique de Montréal (OSM). On le sait en lice pour la direction de l'Orchestre symphonique de Québec, de même que la direction de l'Orchestre symphonique d'Austin, au Texas et l'Orchestre philarmonique de Lorraine, en France. Éventuellement, il lui faudra quitter sa position de chef assistant pour voler de ses propres ailes, et utiliser tout ce qu'il a appris au cours des dernières années pour prendre la charge de son orchestre, et créer son propre son. Cela est fort bien, et on ne peut que lui souhaiter la meilleure des chances, sans pouvoir s'empêcher de lui poser LA question: sera-t-il le successeur de Dutoit à la tête de l'OSM?

"Monsieur Dutoit est ici pour un bout de temps encore, certainement. Oui, éventuellement, c'est évident que cela m'intéresserait. L'OSM est un des plus grands orchestres au monde. Et l'intérêt vient également de ce que je connais le Québec, et je crois connaître les goûts du public. Il serait intéressant de pouvoir travailler à développer le public de l'orchestre. Mais je n'ai jamais pensé qu'il fallait engager un chef à cause de ses origines, et vice versa: je n'ai pas à choisir mon travail en fonction du lieu. Je veux choisir en fonction de la qualité de l'instrument. C'est évident, Montréal a un des meilleurs orchestres au monde, et je suis jeune: peut-être un jour cela se produira-t-il... Mais ce n'est pas à moi de prendre cette décision-là."


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(c) La Scena Musicale 2002