Frédéric Tavernini : l’installation du vide Par Marion Gerbier
/ 1 avril 2016
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Tangente clôt sa saison 2015-2016 par une création intime de Frédéric Tavernini, présentée du 12 au 15 mai au Studio Hydro-Québec du Monument-National : Things are leaving quietly, in silence. Cette pièce jette une lumière crue sur un présent fuyant, en déséquilibre entre une quiétude révolue et un avenir incertain. C’est l’occasion, pour le danseur et chorégraphe, de parcourir sa carrière d’interprétation et de collaborations, depuis le ballet en France jusqu’à la danse contemporaine à Montréal, en passant par d’exigeantes tournées internationales.
Il y a vingt ans, Frédéric Tavernini dansait chez Maurice Béjart Le Sacre du printemps d’Igor Stravinski, dirigé par Pierre Boulez. Cette année en janvier disparaissait Boulez; Béjart le précédait en 2007. Il y a trois ans, l’œuvre de Stravinski célébrait un centenaire d’adaptations par les plus grands orchestres, ballets, compositeurs et chorégraphes du monde. Aussi la base musicale du Sacre s’est-elle avérée une machine parfaite à remonter le temps.
« Cette partition facilite l’anxiété », souligne le danseur, une noirceur et une gravité qui rejoignent la sensibilité musicale des Dear Criminals – Frannie Holder, Charles Lavoie et Vincent Legault –, appelés à jouer leur propre relecture du Sacre du printemps sur scène. Ils seront accompagnés des TwinMuse, les jumelles iraniennes Hourshid et Mehrshid Afrakhteh, pianistes à quatre mains dont les représentations siamoises inspirent un sentiment de bizarrerie, fascinant.
« La musicalité du corps est très importante pour moi, de même que le comportement des musiciens lorsqu’ils jouent », précise Frédéric Tavernini, tout en remarquant : « Il y a souvent des ressemblances physiques avec mes collaborateurs, qui s’accentuent à mesure que nous travaillons ensemble. »
Les rencontres ont forgé sa danse. En duo avec Louise Lecavalier dans So Blue (2013), comme pour Dave St-Pierre ou le Grouped’ArtGravelArtGroup, la recherche chorégraphique était agitée et éclatée, en prolongement de la frénésie du ballet. Clovek & The 420, sa compagnie fondée en 2009, suit davantage une volonté de liberté d’exécution, de sortir du cadre, d’expérimenter des dialogues pluridisciplinaires aux développements aléatoires.
En quoi la création maintenant serait-elle plus actuelle que des œuvres majeures tel Le Sacre ? Les attentes vis-à-vis d’un spectacle ou les traces qu’il laisse ne cèdent-elles pas à la force du moment ? Comment réagir au présent, vivre l’impression la plus immédiate, sans analyse ni rationalisation ?
En interrogeant ainsi le temps, Things are leaving quietly… étoffe l’acception de la contemporanéité, autant artistique qu’existentielle. Tavernini court-circuite sa trajectoire personnelle et l’histoire de la danse : « Des chorégraphes néoclassiques, dont Balanchine, ont une approche très contemporaine de la musique et de la scénographie. Ma formation classique fera toujours partie de moi et je ne vois pas ma pratique comme étant particulièrement contemporaine, c’est une étiquette temporelle. »
Il décrit un présent friable. « Les choses disparaissent silencieusement, progressivement. Ça paraît prévisible, mais c’est faux. Le vide qu’elles laissent est perturbant et soulève un amoncellement de questions. » C’est l’expérience de ce vide habité que Frédéric Tavernini souhaite mettre en scène.
Il en résulte un travail d’ambiance, hautement scénographique, texturé de musiques et de présences, où le mouvement semble suspendu. « Il y aura peu de danse… mais une centaine de crânes symbolisant l’accumulation de l’absence. » La forme installative est récurrente dans ses œuvres précédentes, notamment avec le compositeur Jean-François Laporte (Wedged in the Red Room, 2009; Le Tératome, 2012), et sa densité visuelle et sonore ouvre au spectateur un espace inconnu, parfois déstabilisant, que le créateur reconnaît habilement : « Comme dans mes autres pièces, j’essaie d’extraire les gens, de les amener dans un autre univers, dans une bulle en dehors des repères habituels. »
C’est dans cette brèche, hors de l’ordinaire, que l’être peut librement affronter ses vertiges, ses fantômes et sa conscience d’une réalité en crise. En 2015, Wolf Songs for Lambs sondait l’imaginaire sombre de l’enfance : « Les enfants gobent tout et reconstituent dans leurs jeux la réalité telle qu’ils la perçoivent, tellement plus cruelle et violente. S’ils voient demain plus noir que nous, elle est là, la vérité. »
Dans cette perception critique du cours des événements, la créativité s’exprime et s’accompagne du risque d’aboutir ailleurs. D’où la référence – précoce dans le processus – au monologue révolutionnaire de Jean-Pierre Léaud dans La naissance de l’amour de Philippe Garrel (1993), ravivé par le titre Get Misunderstood des Troublemakers : « Personne ne sait ce qu’il se passe aujourd’hui parce que personne ne veut qu’il se passe quelque chose. En réalité, on ne sait jamais ce qu’il se passe, on sait simplement ce qu’on veut qu’il se passe et c’est comme ça que les choses arrivent… »
En substance, Frédéric Tavernini invite à se pencher dans le vide et à réaliser qu’on a subitement perdu pied, en pariant que cela suscite le courage ou la déraison nécessaires pour sauter. Être fou et provoquer l’avenir. S’échapper du présent pesant pour mieux accepter le passé qui y a mené.
Things are leaving quietly, in silence sera présenté du 12 au 15 mai au Monument-National. www.tangente.qc.ca English Version... | |