Le legs artistique d’Irving Guttman Par Richard Turp
/ 1 novembre 2015
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On ne saurait sous-estimer le rôle qu’a joué Irving Guttman dans l’histoire de l’opéra au Canada. Son décès en décembre 2014 a révélé l’ampleur de ses réalisations et de son legs artistique. Si de nos jours la majorité des grandes villes du Canada comptent des compagnies d’opéra, la plupart d’entre elles doivent leur existence à Irving Guttman.
Né à Chatham, en Ontario, Irving Guttman a grandi à Blackville, au Nouveau-Brunswick. À l’adolescence, il s'établit avec ses parents à Montréal, ville cosmopolite qui favorisera l’essor de ses aptitudes artistiques et musicales. Dans un premier temps, il étudie le chant, le théâtre, le hautbois et le piano. Puis, après avoir été directeur musical et metteur en scène au Conservatoire royal de musique de Toronto, il devient l’adjoint de Herman Geiger-Torel à l’Opera Festival Association (aujourd’hui la Canadian Opera Company) ainsi qu’aide-metteur en scène au New Orleans Opera. C’est en 1953, à Cornwall en Ontario, qu’il met en scène sa première production, The Consul, de Menotti, mettant en vedette la jeune Maureen Forrester.
Irving Guttman assiste aux débuts des opéras télévisés au Canada. La même année, il revient à Montréal où, sur la recommandation de la légendaire soprano Pauline Donald (alors à la tête de la Guilde de l’Opéra de Montréal), il dirige une production intégrale de Faust. Il s’agira de la première de quelque 65 émissions lyriques de la télévision de la SRC/CBC qu’il dirigera au cours des six années suivantes, y compris plusieurs opéras complets, dans le cadre de l’émission L’heure du concert. C’est au cours d’une de ces émissions qu’il travailla avec mon père, le ténor André Turp, sur des extraits de Manon de Massenet en compagnie du baryton-basse Denis Harbour.
Le cœur de ses activités se trouve alors à Montréal; en 1956, il dirige Les noces de Figaro au Festival de Montréal. Entre 1963 et 1969, il met en scène sept productions de six opéras pour la Guilde de l'Opéra de Montréal. Il dirige Faust lors de l'Expo 67. Sa première mise en scène pour la Canadian Opera Company, La Traviata, remonte à 1964. Elle sera suivie de sept productions pour cette compagnie, la dernière datant de 1975.
Un des moments charnières de sa vie se produisit en 1960 : Guttman devient le premier directeur artistique du Vancouver Opera, poste qu’il occupera jusqu’en 1974. Grâce à lui, Vancouver fait son entrée dans la communauté internationale de l'opéra. Il affirme dans une entrevue : « Plus j'y pense, plus j'aime l'idée de créer une compagnie d'opéra de rien. C’est une occasion inouïe d’élargir les horizons artistiques du Canada. » Il avait fait preuve d’une extraordinaire intuition artistique en engageant Joan Sutherland et Marilyn Horne pour leurs premières apparitions sur la scène canadienne dans l’opéra Norma de Bellini. Les prestations inoubliables des deux cantatrices sont gravées dans les annales de l'histoire lyrique du Canada.
En 1965, Irving Guttman devient également directeur artistique de l’Edmonton Opera, poste qu’il occupera jusqu’en 1991, année où sera créé l’Irving Guttmann Young Artist Fund. En 1977, il devient directeur artistique de la Manitoba Opera Association, même si sa collaboration avec cette compagnie remonte à 1973, année où il y dirige sa première production. De 1991 à 2002, il assume le rôle de directeur artistique du Saskatchewan Opera. Parallèlement, il est conseiller artistique au Calgary Opera entre 1998 et 2001. Il n’est donc pas étonnant qu’il soit surnommé le « père de l'opéra dans l'Ouest canadien ». Toutefois, le rayonnement de Guttman s’étend au-delà du Canada puisqu’il a travaillé comme metteur en scène tant aux États-Unis qu’en Europe.
Un aspect important de la carrière de cet homme est son rôle de conseiller auprès de la relève lyrique, rôle qu’il prenait au sérieux. Nombre de chanteurs et de chanteuses d’opéra du Canada ont profité de son mentorat et de son ascendant, sans compter les compagnies d'opéra qui ont tiré avantage de son flair et de ses connaissances vocales innées. En 1974, il est nommé directeur de l’école d’opéra du Courtenay Youth Music Centre et travaille pour l'Atelier lyrique à l'Opéra de Montréal. Dans ses dernières années, Guttman s’est engagé à fond dans le programme d’opéra de l’Université de la Colombie-Britannique. Pour lui rendre hommage, une salle de répétition porte désormais son nom dans l’ancien auditorium de l’école.
Comme le rapporte Robert Dales, son partenaire de vie pendant 45 ans : « C’était un homme animé d’une grande passion, entièrement voué à l’art lyrique et doté d’un flair artistique hors du commun. Il avait une oreille fine apte à découvrir les voix et les talents, au grand bonheur du monde de l’opéra. Il pouvait intuitivement attribuer l’ensemble des rôles de la distribution en associant les voix les plus appropriées aux bons rôles pour qu’opère sur scène la magie. » Non seulement Guttman a-t-il dirigé des chanteurs d’opéra de renommée internationale, il a su les guider en tant qu’artistes lyriques dans le répertoire convenant le mieux à leurs possibilités. Mentionnons entre autres les légendes canadiennes suivantes : Maureen Forrester, Judith Forst, Richard Margison, Victor Braun, Ermanno Mauro et Claude Corbeil. Guttman a également été actif dans la sphère sociale en cofondant, en 1992, l’organisme de bienfaisance Friends for Life qui vient en aide aux personnes atteintes de sida et de cancer. Sa contribution exceptionnelle au monde de l’opéra et le legs qu’il laisse à ses artisans au Canada lui ont valu d’innombrables prix et distinctions.
À l’heure où l’industrie lyrique canadienne et son infrastructure subissent une pression indue, notamment en raison des restrictions budgétaires et de l’effritement de l’auditoire lié au phénomène de l’opéra au cinéma, il convient de se rappeler les propos de Guttman : « Tout au long de ma carrière, j’ai cru profondément au pouvoir de l’opéra, à l’avancement des jeunes artistes lyriques que j’ai mentorés au fil des années et à la magie qui s’installe au lever du rideau; je suis persuadé que cela vaut les efforts et le travail et que cela en vaudra toujours la peine. Cette conviction, plus que toute autre chose, me donne la force de surmonter la peur, les moments de faiblesse et les doutes au sujet de mon engagement dans ce processus. » Comme son partenaire Robert Dales le souligne : « L’opéra était toute sa vie. Il ne vivait que pour l’opéra. »
Une telle humilité est certes admirable. Irving Guttman était un visionnaire armé d’une grande détermination qui a permis à l’opéra de rayonner dans l’ensemble du Canada. Son œuvre et sa vie doivent servir d’exemples aux administrateurs et aux politiciens, actuels et futurs. Ses réalisations sont des modèles dignes d’inspiration.
Traduction par Lina Scarpellini English Version... | |