La saga Bösendorfe : Un conte viennois Par Marc Chénard
/ 1 novembre 2015
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Le modèle Impérial, avec 97 touches, de Bösendorfer
« Il arrive que les pianistes tentent d’imiter la voix des chanteurs. Personnellement, j’essaie de reproduire le son d’un Bösendorfer. »
- Plácido Domingo
Bösendorfer. Le nom lui-même incarne le grandiose, le majestueux, l’aristocratique. À l’occasion, certains ont même prétendu qu’il y a des pianos ... puis des Bösendorfer. Cette renommée est redevable en bonne partie à son modèle Impérial, doté de neuf touches supplémentaires dans le registre grave et couvrant huit octaves complètes. Considéré comme le plus grand et le plus cher au monde – au-delà de 200000 $, si vous tenez à le savoir –, ce piano est tout aussi impressionnant à voir qu’à entendre. Long d’un peu moins de trois mètres, le modèle290 – le chiffre indique justement sa longueur en centimètres – demeure le plus prestigieux de tous les pianos. L’entreprise offre une gamme complète de modèles dans différentes tailles, incluant des pianos droits, des finis assortis, des modèles sur mesure et des éditions limitées, l’Impérial trônant au sommet.
Fondée à Vienne en 1828 – par coïncidence l’année de la mort de Franz Schubert –, la Bösendorfer Piano Fabrik se distingue, entre autres, par une riche histoire (voir chronologie dans l’encadré en fin d’article). Entreprise familiale pendant 80 ans, le fils Ludwig Bösendorfer succédant à son père Ignaz en 1859, elle a changé de mains quatre fois au cours du dernier siècle, son actuel propriétaire (depuis 2008) étant le géant japonais Yamaha.
Dans une ville aussi fière de sa grande tradition musicale, de ses institutions nobles et de ses facteurs d’instruments, cette acquisition a été très mal accueillie au départ, suscitant un climat d’appréhension. Finalement, l’élite locale a été rassurée par le fait qu’une compagnie de renommée internationale dans le domaine assumait les destinées de son prestigieux fabricant. Toutefois, la question se posait au départ: comment cette multinationale japonaise allait-elle gérer une entreprise riche d’une tradition de facture instrumentale d’une autre époque ? Car les Bösendorfer, il faut le souligner, sont confectionnés à un coût élevé, non seulement en raison d’une main-d’œuvre considérable et spécialisée, mais aussi de son souci quasi obsessionnel pour le détail, deux facteurs qui vont à l’encontre des principes de l’automatisation et de la production de masse de l’industrie moderne.
Brian Kemble, directeur administratif de l’entreprise depuis les cinq dernières années, est la personne la mieux placée pour faire le point sur la situation. Rencontré dans la salle d’exposition – située tout juste à côté du célèbre Opéra de Vienne (Wiener Staatsoper) –, il affirme sans hésitation que « Bösendorfer est en fait plus autrichienne que jamais depuis son acquisition par Yamaha ». Pour ne citer qu’un exemple, la fabrication des cadres en fonte se faisait autrefois en République tchèque, mais elle a été rapatriée dans une fonderie autrichienne depuis. Et cette fierté nationale se traduit dans les matériaux utilisés, en commençant par le bois. L’épicéa, qui constitue quelque 80 % des pièces en bois de l’instrument – un pourcentage plus élevé que chez tout autre fabricant de pianos –, est soigneusement sélectionné à partir d’arbres poussant à plus de 800 mètres d’altitude en Autriche et coupés en fin d’hiver, au moment où la teneur de sève dans les arbres est à son plus bas. Par ailleurs, seuls les arbres exposés vers le nord sont abattus, assurant une qualité supérieure du bois en raison d’une croissance plus lente. Le bois est entreposé de trois à cinq ans dans la cour de l’usine et quartier général de Wiener Neustadt (située à près d’une heure au sud de la capitale). Après une première coupe en planches, on range le bois dans un milieu à température et à humidité contrôlées pour au moins trois mois. Cela n’est en fait qu’un des nombreux exemples des normes exceptionnelles épousées par l’entreprise dans son processus de fabrication.
Relocalisée à l’extérieur de la ville en 1973, l’usine compte quelque 120 travailleurs, chacun apportant une expertise hautement spécialisée. Selon le directeur technique principal Ferdinand Bräu, le milieu de travail est très familial, la majorité des employés étant en fonction depuis vingt, trente ans, voire davantage, lui-même étant chez Bösendorfer depuis la fin des années 1970. Pour assurer un renouvellement de son personnel, l’usine recrute et forme cinq apprentis sur une base régulière.
Chronologie
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1828 |
Fondation à Vienne par Ignaz Bösendorfer. |
1859 |
Reprise de l’entreprise par son fils Ludwig après sa mort. |
1889 |
Création du Concours de piano Bösendorfer. Rudolf Buchbinder est le gagnant (1967) le plus en vue des dernières années. |
1909 |
Vente de l’entreprise à un associé de confiance de Bösendorfer Carl Hutterstrasser, qui en augmente la capacité de production et le nombre de modèles jusqu’en 1942. Ses fils Alexander et Wolfgang prennent les rênes de l’entreprise à la mort de leur père.
Construction du premier piano à queue Impérial avec 97 touches à la demande de Feruccio Busoni pour des transcriptions pour piano d’œuvres pour orgue de Bach. |
1966 |
Vente de l’entreprise à Kimball International par les fils Hutterstrasser. |
1973 |
Déménagement de l’usine de l’entreprise du quatrième arrondissement de Vienne à Wiener Neustadt. |
2002 |
Vente de l’entreprise à une société de portefeuille autrichienne BAWAG-PS-Gruppe.
Oscar Peterson est le premier lauréat du Prix de carrière Bösendorfer. |
2008 |
Acquisition de l’entreprise par Yamaha qui assure la pérennité de la tradition de l’instrument. |
Le son Bösendorfer
Quiconque jouit d’une oreille exercée pour les pianos vous parlera du caractère sans pareil du son. Rainer Keuschnig, pianiste émérite, a déclaré un jour qu’« un Bösendorfer est authentiquement viennois, car il présente toutes les différentes facettes de la personnalité viennoise qui s’exprime autant par l’œil qui sourit que par celui qui pleure ». Mais quel est le secret de son timbre sonore si unique ? Plusieurs facteurs entrent en jeu, mais le principe de la caisse de résonance est un élément déterminant et, si l’on peut dire, le plus décisif de tous. Contrairement à d’autres pianos, le Bösendorfer est monté selon la tradition viennoise, à la manière d’un instrument à cordes (violon, alto, violoncelle). Alors que d’autres facteurs construisent le cadre intérieur d’un piano à queue en laminant plusieurs couches de bois dur, Bösendorfer n’utilise qu’un morceau massif d’épicéa. Par la suite, on y taille des rainures pour pouvoir le former. De cette façon, lorsqu’on appuie sur une touche, toute cette structure est activée acoustiquement, permettant ainsi au corps du piano de résonner comme un instrument à cordes.
Si la facture du Bösendorfer s’inscrit dans une tradition bien viennoise, le fabricant n’est en rien incrusté dans une autre époque. Ces dernières années, il a collaboré avec des concepteurs industriels d’autres domaines afin de produire des pianos d’allures très contemporaines. De concert avec des entreprises de design travaillant pour les constructeurs d’autos allemands Audi et Porsche, Bösendorfer propose des modèles novateurs, ceux d’Audi ayant conçu un modèle dont le couvercle se rabat jusqu’au plancher. La maison n’a pas pour autant complètement tourné le dos à son histoire, présentant toujours ses modèles Baroque, Louis XVI et Vienne, sans oublier ses instruments d’époque portant les noms de Frédéric Chopin, Johann Strauss et Franz Liszt. Pourtant, sa percée technologique la plus importante se situe dans la mise au point de son système électronique avec fonctions intégrées d’enregistrement et de lecture. Dans les années 1980, elle installait déjà des systèmes MIDI au piano, mais au début des années 2000, elle proposait en collaboration avec deux firmes autrichiennes de haute technologie un dispositif révolutionnaire, le CEUS. Même des pianistes de concert se sont dits séduits par la fidélité du système pour ce qui est de reproduire les plus fines nuances dynamiques et de capter clairement les attaques.
Le modèle Audi de Bösendorfer
Le spectre d’Oscar
Après le lancement en Europe du modèle « Cocteau » à édition limitée l’été dernier (dont l’intérieur du couvercle est orné de la reproduction sérigraphiée du dessin d’Orphée du célèbre artiste français), Bösendorfer annoncera très prochainement une autre primeur dans sa série exclusive consacrée aux artistes. En effet, l’édition Signature Oscar Peterson, Version 200e3, sera dévoilée au Koerner Hall à Toronto le 11 décembre prochain. L’instrument en montre, l’un de douze modèles seulement, sera doté d’une technologie Disklavier Yamaha: treize morceaux du musicien légendaire y seront téléchargés pour être joués, chacun d’eux soigneusement restauré à partir d’un enregistrement d’origine. Plusieurs pianistes de jazz canadiens, notamment l’icône montréalaise Oliver Jones et le Torontois Robi Botos (gagnant du Concours de jazz de Montréal il y a quelques années), caresseront l’instrument personnel du grand O. P., un Impérial 290. Coïncidant avec le 90e anniversaire de naissance du pianiste mort en 2007, l’instrument portera deux fac-similés de sa signature, l’un gravé sur la plaque de laiton à côté du clavier, l’autre sérigraphiée avec quelques notes d’une de ses pièces sur la plaque de bois à côté du lutrin.
Sept ans plus tard, le destin de Bösendorfer semble tout à fait assuré sous les auspices de Yamaha. M.Kemble souligne du reste que l’entreprise a acquis un pouvoir de commercialisation considérable depuis, et ce, sans aucun compromis sur ses normes de qualité. L’éthique Bösendorfer, ajoute-t-il, est ni plus ni moins « la précision grâce à l’ingénierie et la perfection grâce au savoir-faire artisanal ».
Traduction: Véronique Frenette
Suggestions de lectures et vidéos:
» www.bosendorfer.com. Catalogue téléchargeable de 80 pages comprenant un survol historique, les modèles et une section consacrée à la facture d’instruments.
» Une revue d’actualités.
» Plusieurs vidéos sont disponibles sur YouTube. Certains présentent l’instrument, d’autres des extraits de concerts.
» Johannes Kunz
Bösendorfer – Eine lebende Legende
Molden Verlag: Vienne, 2003, 216 p.
ISBN 3-85485-090-5 (Une histoire détaillée de l’entreprise écrite à l’occasion de son 175e anniversaire. En allemand.) English Version... | |