John Rea : l‘homme-papillon Par Réjean Beaucage
/ 1 septembre 2015
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Après Claude Vivier, Gilles Tremblay, Ana Sokolović et Denis Gougeon, la Série hommage de la Société de musique contemporaine du Québec (SMCQ) salue pendant la saison 2015-2016 l’œuvre du compositeur John Rea. Une fois de plus, on réalise que l’on n’aura pas trop d’une saison pour en faire le tour.
« Friedrich Nietzsche a dit que la vie sans la musique serait une erreur... Mon père aimait la musique et il en faisait; je sais, par exemple, que lorsqu’il était jeune, en Italie, il jouait dans la fanfare du village. La musique a fait partie de ma jeunesse aussi. J’ai appris à jouer du piano et mon père m’a encouragé à aller vers la composition. Il était très respectueux de ce que je faisais, mais il ne pouvait juger de la qualité de mon travail et il attendait donc une approbation extérieure, qui est arrivée lorsque j’ai remporté des prix. En 1969, j’ai reçu un prix en Suisse pour une œuvre orchestrale [troisième prix au Concours international de musique de ballet avec The Days/Les Jours]. Mon père a pu apprécier l’œuvre lorsqu’elle a finalement été jouée [par l’Orchestre symphonique de Toronto sous la direction de Marius Constant] en 1974 », raconte le compositeur.
John Rea, qui est né à Toronto en 1944, s’est établi à Détroit, aux États-Unis, dès l’âge de huit ans. C’est dans cette ville, à la Wayne State University, qu’il a obtenu un baccalauréat en piano et en composition en 1967. Il est ensuite revenu au Canada pour obtenir une maîtrise en composition à l’Université de Toronto en 1969, puis il est reparti vers Princeton, aux États-Unis, où il a obtenu un doctorat en composition et en théorie musicale (1978).
Il était de retour à Toronto en 1973 pour assister à la création de son opéra de chambre pour enfants The Prisoners Play, avant de finalement s’établir à Montréal la même année.
« L’opéra faisait partie de ma thèse de doctorat et il a été créé au mois de mai. Une semaine avant ou après, je passais une entrevue d’embauche pour un poste à l’Université McGill. »
Il ajoute, en éclatant de rire : « C’était un bon départ pour ce que l’on pourrait appeler une vie... théorique ! »
Entre toutes les activités et concerts qui occuperont cette saison, John Rea continuera à enseigner la composition à l’Université McGill, comme il le fait depuis 1973.
« L’enseignement a été pour moi un grand révélateur, et je me suis vite rendu compte que le premier élève, c’est moi ! J’apprends beaucoup à travers mes discussions avec les jeunes et je comprends mieux comment enseigner. La matière ne peut pas simplement être transmise par le professeur, elle doit plutôt être découverte par l’étudiant. J’ai des élèves extraordinaires au doctorat et j’aime beaucoup l’énergie de l’enseignement, alors je compte continuer encore quelque temps ! »
Un bâtisseur
L’implication de John Rea dans le milieu musical montréalais n’a rien de théorique. Il est rapidement devenu l’un des piliers de la communauté musicale à travers son travail à McGill, bien sûr, mais aussi grâce à une participation active à de nombreuses structures de développement de la discipline. Il est parmi les fondateurs, en 1978, de la société de concerts Les Événements du neuf, avec José Evangelista, Lorraine Vaillancourt et Claude Vivier.
« Notre but était de décloisonner la musique contemporaine, explique-t-il, ce qui était bien dans l’air du temps. »
C’est grâce à son collègue de McGill, Alcides Lanza, que Rea a rencontré le compositeur José Evangelista avec qui il fondera aussi l’organisme Traditions musicales du monde (TMM).
« Evangelista m’a permis de découvrir une autre façon de penser la musique et il m’a amené à développer cette ouverture que j’avais déjà pour les musiques d’ailleurs. J’ai exploré pendant un moment la musique indienne, comme beaucoup de jeunes des années 1960, sans doute. Nous avons eu beaucoup de plaisir avec TMM, parce qu’il était facile à l’époque de profiter de certains partenariats intergouvernementaux pour inviter des artistes d’un peu partout et nous avons fait au moins cinq saisons de concerts. »
À partir de 1982, John Rea se joint aussi au comité artistique de la SMCQ, auquel il participera pendant plus de 25 ans.
Rea, comme on le constate, est de ceux qui aiment réfléchir sur la musique, aussi ne s’étonne-t-on pas de le retrouver quelques années plus tard au sein du comité éditorial de la revue musicologique Circuit : musiques contemporaines, cofondée en 1989 par Lorraine Vaillancourt et Jean-Jacques Nattiez. Il y participera activement jusqu’en 2011. Le premier numéro de la revue était consacré au postmodernisme, un terme qui revient souvent pour qualifier la musique de John Rea.
« Ça me ramène à mon collègue et ami José Evangelista et à un projet de disque produit par le Centre de musique canadienne. Il s’agissait d’un recueil d’œuvres de Denis Gougeon, Claude Vivier, Evangelista et moi [Treppenmusik] et nous cherchions un titre. C’est Evangelista qui a proposé “Montréal postmoderne”. À la parution du disque [en 1984], il y a eu une grande polémique sur l’utilisation de ce terme, il y avait même des gens fâchés, parce que le mot avait des connotations péjoratives, comme si nous nous moquions de nos illustres prédécesseurs. Le débat a duré au moins cinq ans et c’est une des raisons pour lesquelles la revue Circuit en a fait le thème de son numéro inaugural. J’ai aussi donné une conférence sur le sujet quelques années plus tard [“Postmodernité ‘que me veux-tu’”, conférence donnée en mai 1995 à la Chapelle historique du Bon-Pasteur; texte publié dans Circuit : musiques contemporaines 8, n° 1, 1997]. »
Le terme colle peut-être à John Rea en raison du succès qu’ont connu des pièces d’autres compositeurs qu’il a revisitées, comme Pulau Dewata, de Claude Vivier, orchestrée en 1986, ou sa réorchestration de l’opéra Wozzeck d’Alban Berg, qui connaît un succès important depuis sa création par le Nouvel Ensemble Moderne (NEM) en 1995.
« Il y a en effet dans le postmodernisme en musique une volonté de se souvenir, et là je pense à Luciano Berio et à ses Folk Songs [1964] ... Ce sont des œuvres magnifiques, mais je me demande un peu ce que quelqu’un comme Boulez en a pensé à l’époque. Le postmodernisme était une sorte de trahison pour les chantres de la modernité. Alors Berio pouvait être vu comme un traître ... ou comme un nouveau prophète ! Un beau paradoxe. Pour les modernes, la flèche du temps a une trajectoire qui file droit devant, mais la mécanique céleste nous montre bien qu’il y a des épicycles, des retours en arrière qui permettent de poursuivre la route. »
Le regard rétrospectif
Si la Série hommage de la SMCQ constitue un retour en arrière pour le compositeur qui s’arrête à contempler le travail accompli, on peut s’attendre à ce que le bond qu’il fera ensuite vers l’avant soit prodigieux.
« C’est une occasion rarissime pour un compositeur, reconnaît-il, même en considérant ce qui se fait ailleurs dans le monde. Toute une année – et même plus, puisqu’il faut la préparer, cette année ! C’est au moins 18 mois à observer le regard des autres sur ses œuvres. Il y a toute une équipe qui travaille sur ce projet, et qui se consacre à cette activité culturelle avec un grand dévouement. Normalement, des études d’une telle ampleur sont réservées aux compositeurs ... décédés ! Je suis vraiment très reconnaissant, comme l’étaient sans doute mes prédécesseurs, envers les organisateurs de cette Série hommage. Il faut aussi souligner l’aspect pédagogique de la série, parce que le compositeur recevant un hommage doit aussi composer une pièce qui sera interprétée par des élèves d’écoles primaires et secondaires. La plus difficile à composer, c’est celle pour l’école primaire, bien sûr, parce qu’il faut tenir compte des limites des jeunes qui devront l’interpréter. Mais j’ai eu un plaisir fou à faire ça. On m’a demandé de m’inspirer d’une de mes œuvres, Médiator ( ... pincer la musique aujourd’hui ... ) [1981], alors j’ai fait une pièce sur le pincement, mais qui sera jouée sur des flûtes, des xylophones, etc. »
John Rea aura une autre occasion de revisiter son œuvre, puisque l’ensemble de la SMCQ interprétera une version pour big band de sa pièce Big Apple Jam, écrite à l’origine pour quatuor de saxophones.
« C’est très drôle parce que le projet original, avec bande, voulait en quelque sorte simuler un big band, alors Walter [Boudreau] m’a simplement suggéré de le faire pour vrai, en direct. »
Du côté des nouvelles œuvres, il y a celles que l’ont pourra entendre en mai prochain à la Maison symphonique de Montréal.
« J’ai fait des pièces pour le Grand Orgue Pierre-Béique, un instrument exceptionnel. Ce sera une soirée de musique et de danse, avec la compagnie de la chorégraphe Danièle Desnoyers, Le Carré des Lombes. Je fais aussi une pièce pour le NEM qui sera créée vers la même époque et pour laquelle Lorraine Vaillancourt compte collaborer avec l’ensemble vocal Soli-Tutti, de France. »
Le NEM sera également de la soirée d’ouverture, le 25 septembre, pour interpréter des œuvres de Pierre Boulez (Éclat/Multiples), John Rea (Accident [Tombeau de Grisey]) et Alban Berg, dont Rea a réorchestré les Trois pièces pour orchestre à la demande conjointe du Musikkollegium de Winterthur (Suisse) et du NEM, qui a créé l’œuvre avec beaucoup de succès à Winterthur en mars dernier.
« Ce sera quelque chose, cette soirée, commente Rea, parce qu’il y a deux concerts. Il y a celui du NEM à 20 h 30 à la Maison symphonique, mais à 19 h, c’est la SMCQ qui ouvre le bal à la salle Pierre-Mercure. Ce concert va saluer le compositeur précédent ayant reçu un hommage, Denis Gougeon, dont l’œuvre Clere Vénus sera jouée, et Walter Boudreau dirigera aussi ma pièce Homme/Papillon [dont le titre complet est : J’ignore si j’étais un homme rêvant alors que j’étais un papillon ou si je suis à présent un papillon rêvant que je suis un homme]. Il y aura aussi la création d’un concerto pour piano de Silvio Palmieri. Une grosse soirée ! »
Ce sera surtout le début d’un long parcours dont John Rea pourrait bien ressortir ... transformé.
· Éclat/Multiples, Nouvel Ensemble Moderne, avec Accident (Tombeau de Grisey) de John Rea et Trois pièces pour orchestre, Opus 6, d’Alban Berg orchestré par Rea. 25 september 2015, 20h30, Maison symphonique. www.lenem.ca
· L’homme papillon, SMCQ, avec Man/Butterfly de John Rea. 25 september 2015, 19h, Salle Pierre-Mercure — Centre Pierre-Péladeau. www.smcq.qc.ca English Version... | |