Compte rendu du livre de Deborah Voigt Par Joseph So
/ 1 avril 2015
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Call Me Debbie: True Confessions of a Down-to-Earth Diva
Deborah Voigt avec Natasha Stoynoff (271 p.)
New York, Harper Collins (2015)
ISBN : 978-0-06-211827-1
Inutile de m’en cacher : je suis un mordu des biographies de cantatrices. À l’instar de bon nombre de passionnés d’opéra, je m’intéresse autant à la personne elle-même qu’à l’artiste. Les mémoires ou l’autobiographie (peu importe si bon nombre de ces ouvrages sont l’œuvre d’un coauteur ou d’un prête-plume) appartiennent à une sous-catégorie à découvrir avec une bonne dose de scepticisme. Pendant mes études universitaires, j’ai déniché un vieil exemplaire poussiéreux des mémoires de la prima donna australienne Nellie Melba, Melodies and Memories (1926), rédigés par sa secrétaire. Si le contenu formel et le ton solennel et bienséant de cette première incursion dans ce genre littéraire ne m’ont pas convaincu, les 300 pages caustiques de la diva australienne née en Nouvelle-Zélande Frances Alda, Men, Women and Tenors (1937), m’ont conquis à tout jamais.
Signe possible de l’évolution dans le domaine, les mémoires habituellement sobres des interprètes de chant classique sont devenus plus osés. Les détails pratiques et éléments ennuyeux, la chronique fastidieuse des performances passées ont cédé la place aux révélations fracassantes et confessions bouleversantes. Il demeure vrai que bon nombre ne ressemblent pas à un déballage intime, ou que leur propos n’est pas à ce point révérencieux qu’il semble avoir été rédigé par un publicitaire. Le cynique en moi n’a pu s’empêcher de ricaner au titre des mémoires d’une soprano bien connue, More Than A Diva. Les spécialistes de l’industrie reconnaîtront facilement les ouvrages aseptisés pour la consommation publique ou présentant des oublis flagrants sur la vie privée, comme en fait foi l’ouvrage récent d’une grande diva afro-américaine. Certaines artistes se servent aussi de leur plume pour régler de vieux comptes –pensons à une soprano russe bien connue. On peut comprendre qu’une cantatrice choisisse de maquiller certains détails intimes. L’exercice d’écriture autobiographique étant en quelque sorte une « performance », rares sont celles qui acceptent volontairement de révéler au vu et au su de tous l’envers de leur vie. Pour les quelques cantatrices plus aventureuses – pensons notamment à Christa Ludwig, Barbara Hendricks et Galina Vishnevskaya –, le résultat peut s’avérer captivant.
Avec cet ouvrage – Call Me Debbie de la soprano américaine Deborah Voigt –, le déballage intime atteint des sommets sans précédent. L’une des cantatrices les plus célèbres de notre époque, Deborah Voigt était à l’apogée de sa carrière une sublime interprète de Wagner et Strauss. Ceux qui ont eu la chance de l’entendre tant sur les scènes d’opéra qu’en récital en ont probablement gardé un souvenir indélébile. (Notez que je parle au passé puisque avec le temps et l’altération de sa voix, madame Voigt semble avoir renoncé à son répertoire de prédilection au profit de spectacles musicaux et solos.) Avant la parution de cet ouvrage, nous ne savions rien de ses déboires professionnels et personnels. Deborah Voigt est née en Illinois dans une famille dysfonctionnelle de fervents baptistes du Sud. Son talent s’étant exprimé très jeune, elle raconte comment à 14 ans elle a eu une révélation : elle entendit Dieu lui dire que sa mission était de chanter. Pour ses parents religieux, le chant ne pouvait cependant retentir que dans une église à la gloire du Très-Haut. Il s’agissait du premier d’une série de déchirements intérieurs qui, à l’aube de sa vie, ont vraisemblablement entraîné ses multiples dépendances : nourriture, alcool et hommes.
Dans son livre, madame Voigt relate les hauts et les bas de sa relation avec ses parents, son problème grandissant de poids et sa tendance à tomber amoureuse de mauvais garçons. Pour faire face à ces difficultés tout en poursuivant une carrière internationale exigeante, elle tombe dans une autre dépendance – l’alcool – qui ne cesse de s’aggraver. Pourtant, c’est son problème de poids qui finit par porter atteinte à sa carrière. En 2004, sa participation au Covent Garden dans Ariadne auf Naxos est annulée, car elle ne peut enfiler « la petite robe noire » prévue pour son rôle. Libérée de son contrat par la Royal Opera House, mais touchant quand même son cachet, elle choisit d’investir la somme dans un pontage gastrique. Une intervention médicale n’est toutefois pas un remède et ses troubles alimentaires persistent. Le récit qu’elle fait de son réveil après une perte de connaissance de 36 heures, le corps recouvert d’ecchymoses inexpliquées, donne froid dans le dos. Nous découvrons dans le détail ses problèmes de dépendance et son long cheminement vers la guérison grâce à sa participation aux réunions des AA et ses nombreuses cures de désintoxication. Si la lecture de ces infortunes peut satisfaire le voyeur qui sommeille en certains d’entre nous, elle donne également lieu à un sentiment de malaise profond. En fait, ce livre révèle que malgré leur voix d’ange, bon nombre de grandes cantatrices comme Deborah Voigt ont des pieds d’argile.
Call Me Debbie présente cependant l’inconvénient de se concentrer presque essentiellement sur les problèmes personnels de la soprano, laissant peu de place à ce qui a fait sa renommée – sa voix. Outre des discussions sur ses interprétations fétiches de Brünnhilde, Sieglinde et Ariadne – des héroïnes liées en quelque sorte à ses problèmes relationnels et d’estime de soi –, il n’y a rien d’autre sur son univers musical. Deborah Voigt la musicienne, ses démarches et ses points de vue sur la musique qu’elle interprète, toutes ces considérations restent dans l’ombre. Il y a certes quelques potins, par exemple, sa passion pour Domingo et son respect du grand Luciano. Mais contre toute attente, rien de bien méchant, même pas ses observations sur l’ego surdimensionné de José Cura ou sur les deux méchantes mezzos avec qui elle avait croisé le fer et dont elle tait le nom. Somme toute, il s’agit moins d’un ouvrage sur la musique que sur la dépendance et la guérison. Dans un style familier et une langue bien américaine (parfois vulgaire à souhait), Deborah Voigt se met à nu pour le plus grand plaisir du lecteur moyen qui n’a pas besoin de s’intéresser à l’opéra. L’absence d’un index ou d’un historique des performances n’a donc presque pas d’importance. C’est un livre aussi instructif que passionnant pour tous ceux qui souhaitent découvrir Deborah Voigt, la femme comme l’artiste.
Traduction : Véronique Frenette
Deborah Voigt fait partie du jury internationale 2015 du CMIM. Le CMIM se deroulera du 25 mai au 5 juin. concoursmontreal.ca
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