Qui veut chanter plusieurs notes à la fois? Par Bernard Dubreuil
/ 1 juin 1997
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1- Les nomades pasteurs,
les moines et le chant à plusieurs notes à la fois par
personne
Les pasteurs nomades de
Mongolie et de la république de Touva, les moines des monastères de
Gyütö ou de Drepung Loseling, les femmes du peuple Xhosa en Afrique
du Sud pratiquent une technique vocale qui nous laisse perplexes. On
entend un accord composé de deux notes stables et d'une troisième
note qui, elle, peut rester stable ou peut varier. La première note
de l'accord paraît toujours extrêmement basse, très rauque, comme au
delà des limites habituelles de la voix.
Pour désigner cette technique
vocale, on parle de style «Karguiraa» en langue de Touva (terme
également utilisé par les Mongols), de style «Yang» pour les moines
de Gyütö et de style «Zu-kay» pour les moines de Drepung Loseling.
On parle enfin de style «Umngqokolo» pour le chant des femmes Xhosa.
Dans la république de Touva, on
dit que c'est en entendant les chamelles rappeler leurs petits que
les bergers nomades ont eu l'idée du karguiraa. Elles brament d'une
manière très caractéristique et effectivement, la ressemblance est
frappante. Les moines de Gyütö disent que le chant qu'ils pratiquent
a été inspiré vers 1470, à Je Tzong Khapa, par des déités féminines
appelées Chadruma. L'origine du chant «Umngqokolo» est inconnue pour
le moment.
Les motivations de chacun des
peuples et des groupes qui utilisent ses formes de chant diffèrent.
Les pasteurs nomades d'Asie
centrale disent clairement qu'il s'agit de passer le temps en
gardant les troupeaux, de dire le bien être à vivre en pleine
nature, de célèbrer les esprits tutélaires des rivières, des
montagnes, des animaux qui les entourent. Pour les moines tibétains,
il s'agit d'une forme musicale particulière pour leur liturgie.
Plusieurs textes sacrés sont récités ainsi pour se purifier et
atteindre un état d'unité avec telle ou telle divinité. Les chants
des femmes Xhosa sont toujours chantés en groupe. Ils racontent
parfois de toutes simples histoires: telle femme est plutôt pingre
avec la bière qu'elle a fabriquée, elle ne veut en donner à
personne; telle autre est une voleuse et se fait réprimander par la
meneuse du groupe. Ces chants servent également dans les cérémonies
initiatiques comme pour la puberté des filles et des garçons.
2- Comment font-ils
donc?
Il s'agit ici d'un type de
chant qui s'appuie 1) sur une utilisation très habile des
résonateurs pour amplifier individuellement les harmoniques —cela
est bien connu et bien expliqué au plan acoustique— mais surtout 2)
sur une utilisation très précise des cordes vocales pour les faire
vibrer à deux fréquences différentes à la fois — et là, les
spécialistes perdent un peu leur latin—.
Dans notre tradition vocale
occidentale, le chant est défini par la production d'une vibration
périodique complexe, certes, mais unique, dont les harmoniques sont
amplifiées et travaillées globalement (jamais individuellement) en
fonction des exigences du texte et de la partition musicale.
Pour analyser ce phénomène
vocal, nous avons donc à surmonter 1) un choc culturel, 2) une
crainte bien naturelle pour nos cordes vocales, juste à l'idée de
chanter avec une voix aussi basse et aussi rauque et 3) un réel vide
théorique. En effet, nos meilleurs spécialistes n'ont jamais émis
l'hypothèse que la voix humaine puisse produire à volonté deux
fondamentales à la fois.
Notre littérature décrit très
bien les trois modes selon lesquels nos cordes vocales peuvent
vibrer: le frayage glottique, le chant modal et le falsetto. Les
deux derniers sont bien connus. Voici comment Hirano et Bless (1993)
décrivent le frayage glottique: «dans le frayage glottique (voix
saccadée), la phase de fermeture des cordes vocales est longue par
rapport à la durée du cycle complet (...) On associe le frayage
glottique avec les fréquences très basses (approximativement 30 à 75
Hz) ». Le mixage du chant modal et du falsetto est bien connu et il
est l'objectif de nombreuses heures d'exercice pour quiconque veut
développer une belle voix classique. Mais notre littérature ne
décrit pas en détail le processus qui aboutit à la production
conjointe d'une note chantée en chant modal et d'une autre note
«frayée» avec les cordes vocales. Pourquoi? Peut-être parce que
notre tradition vocale occidentale n'a jamais eu besoin de cette
compétence.
3- La solution: combiner deux
modes connus
On peut très bien faire entrer
les cordes vocales à volonté dans un mode de vibration issu de la
présence conjointe du frayage glottique et du chant modal. J'appelle
le résultat de ce processus le mode grommelo. Dans ce mode vocal, on
a toujours, au plan acoustique, deux fondamentales en présence.
Un intervalle d'une octave
sépare les deux fondamentales, intervalle qui se maintient quelle
que soit la fréquence de la note chantée en chant modal.
Lorsque l'on entend quelqu'un
chanter en mode grommelo, notre oreille perçoit surtout la note la
plus basse et ceci nous fait croire qu'elle est chantée en chant
modal. Nous sommes victimes, en quelque sorte, d'une illusion
cognitive: nous attribuons au chant modal une note qui, de fait,
n'est pas produite dans ce mode là. Ce que les cordes vocales
produisent en chant modal, c'est la note située une octave
au-dessus. Ce point est essentiel. Grâce à cela, les femmes et les
enfants peuvent produire des notes qui, à l’oreille, sont bien
basses, mais qui, pour leurs cordes vocales, sont tout à fait dans
la tessiture de leur chant modal. Grâce à cela, des hommes qui ne
sont pas des basses profondes peuvent chanter comme les moines
tibétains et faire entendre des Si 1 aux alentours de 60 Hz qu'ils
ne pourraient pas atteindre en chant modal.
Parmi tous les styles de chant
en mode grommelo c'est le style tibétain «Yang» qui est le plus
facile à imiter. Il faut utiliser très peu d'air, abaisser son
larynx, avancer ses lèvres en cul de poule et détendre ses cordes
vocales ( faible adduction).
Le résultat est un accord de
trois notes constitué 1) d'une fondamentale frayée à environ 60 Hz ,
2) d'une fondamentale chantée à environ 120 Hz , 3) d'un harmonique
H10 de la fondamentale à 60 Hz, renforcé par l'harmonique H5 de la
fondamentale à 120 Hz. L'amplification et la sélection de cette
fréquence harmonique à environ 600 Hz se fait en arrondissant les
lèvres et en les avançant fortement. Lorsque la position est bonne,
on perçoit distinctement un accord de trois notes.
Ainsi, on chante en voix
normale un Si 2, on crée un Si 1 une octave en dessous par frayage
glottique et on amplifie par résonance un Ré# 4, deux octaves et une
tierce majeure au-dessus du Si 2. C'est cet accord qui sonne si bien
à nos oreilles.
Plusieurs personnes ont
d'ailleurs découvert et pratiqué le mixage du frayage glottique et
du chant modal sans le savoir! Enfants, clowns et artistes se
servent du frayage glottique prolongé ou du mode grommelo à leur
insu. Ils «en» font comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. Ils
s'en servent pour s'amuser entre eux, pour faire rire ou pour gagner
leur vie. La voix du chef Indien dans le film Peter Pan, c'est du
frayage glottique prolongé. En Orient, il est clair que le mode
grommelo est depuis longtemps la source d'une riche tradition
vocale. On dirait qu'en Occident on ne le pratique qu'à la blague,
pour s'amuser. Cela va-t-il changer?
Bernard Dubreuil a étudié le chant harmonique
à Paris avec Trân Quang Hai, ainsi qu'avec Gennadi Tumat et Vladimir
Mongush, chanteurs et musiciens de Touva. Depuis une dizaine
d'années il a été tour à tour chanteur, chercheur et enseignant dans
le domaine. Depuis peu, sa société Caravane formation ( tel 285
2050, fax 285 1139) a ouvert un studio de chant harmonique. Tous les
mercredis matins de 7:00 à 9:00, Bernard Dubreuil anime une émission
de radio à 5 FM Radio Centre Ville( 102,3 Mhz). Il donnera le 8 juin
à l'Usine C un concert suivi d'une conférence et d'un atelier
pratique de chant harmonique et de chant tibétain. Venez essayer,
vous serez surpris par vos capacités! Pour réserver, composez le
521-4198. Au mois d'août il organise avec le Club Aventure une
expédition au pays de Touva à la rencontre des nomades
chanteurs.
Discographie sommaire
Styles tibétains:
- style Zu-Kay : Sacred Tibetan
Chants, Monks of the Drepung Loseling monastery, Music and Arts
programs of America, 1991, CD-736. Rinchen Chogayal, le maître du
choeur nous étonne avec sa voix basse et ses harmoniques.
- style Yang: The Gyütö monks,
Tibetan tantric choir, Windham Hill, 1987 CD WD 2001. Un vieux
classique!
Style Kharguiraa:
- Deep in the heart of Touva,
Cowboy music from the wild east, Ellipsis Arts, 1996
Plusieurs pièces en style
Kharguiraa, dont une par un enfant de 11 ans et deux autres par un
bluesman américain imitant les artistes de Touva avec une voix
d'outre-tombe! Le livret d'accompagnement est une mine
d'informations et de photos sur Touva.
- Jagarlant Altai, Ethic
series, Pan records, 1996. Une très belle anthologie, avec une
jacquette détaillée et très bien faite.
Style Umngqokolo:
- Afrique du Sud, Le chant des
femmes Xhosa, The Nngqoko Women's Ensemble, VDE, CD 879, 1996.
L'excellent livret du CD est
écrit par le Prof. Dave Dargie, le «découvreur»de ces chanteuses.
Les plages 1 et 4 sont des exemples frappants de style Umngqokolo et
Unmgqokolo ngomqangi. English Version... |