La musique canadienne et la musique contemporaine de l'OSM:
parti I - 1935-84
(Extrait tiré du livre La petite histoire de
l'Orchestre Symphonique de Montréal avec l'aimable permission de
l'auteure Agathe de Vaux.)
«Quelle admiration le donateur du «Prix
Jean-Lallemand» n'a-t-il pas suscitée pour avoir secoué la torpeur
justifiable de nos compositeurs?» Ce bout de phrase, recueilli dans
un article des années trente, résume toute la portée de cette autre
initiative fulgurante des premières années de la fondation des
Concerts Symphoniques: le Concours Jean-Lallemand. À New York, le
concours de composition Leventritt existait déjà. Madame David
entrevoyait la possibilité de faire la même chose aux Concerts
Symphoniques. Elle en parla donc à monsieur Lallemand qui accepta
son offre et dota alors son blason de «l'un de ses meilleurs titres
au mécénat musical».
À cette époque, la situation de la composition
musicale au Canada n'était pas reluisante. Il fallait agir si on
voulait inscrire au programme des Concerts Symphoniques des oeuvres
canadiennes dont on serait fier. «Non partisans de la création
spontanée, ils (les Concerts Symphoniques) savent bien que les
chefs-d'oeuvre ne vont pas leur tomber dans la main, comme ça, sans
crier gare, du jour au lendemain. Ces chefs-d'oeuvre devant lesquels
le monde s'inclinera, ils les attendent, ils en souhaitent la venue
et ils veulent même les aider à naître. Le Prix de composition
Jean-Lallemand n'a pas d'autre but.» (Léo-Pol Morin, Le
Canada, 20 juin 1936)
Ce concours d'envergure nationale s'adressait à
tous les compositeurs du Canda. Les manuscrits*, coiffés de
pseudonymes, étaient expédiés à des juges dans les neuf provinces
canadiennes. Il y eut aussi, dans le jury, un représentant des
États-Unis, le compositeur et critique newyorkais, monsieur Deems
Taylor. Le jury montréalais, plus important, comptait cinq membres.
Les oeuvres qui avaient récolté le plus de votes étaient jouées en
première aux Concerts Symphoniques durant la première partie d'un
concert hors série; cette portion du concert était radiodiffusée en
direct à travers tout le pays. Les jurés des autres provinces
écoutaient les oeuvres à la radio puis rendaient leur décision par
télégramme, afin qu'elle soit annoncée dans la salle même du
Plateau. Le gagnant se voyait décerner une bourse, «bien sonnante»
pour l'époque, de 500$. Les récipiendaires du Concours
Jean-Lallemand furent Henri Miro pour Scènes Mauresques
(1935-36), Hector Gratton pour Légendes (1936-37), et Graham
George pour Theme and Variations (1937-38). Les oeuvres
primées étaient ensuite reprises à la fin de la saison dans la série
régulière des concerts.
En février 1939, peu de temps avant la date limite
fixée pour la remise des manuscrits, on apprit avec stupeur la
dissolution du Prix Jean-Lallemand. Dans les journaux, on rapporte
que le concours tomba pour des raisons «multiples» et
«incontrôlables». On remit le prix 1938-39 au ténor canadien Raoul
Jobin qui menait déjà une carrière internationale. Dans le journal
Le Canada du 20 février 1939, on fit une véritable oraison
funèbre au Concours Jean-Lallemand:
«Ce Prix meurt sans élégance et mal à propos. Il
avait déjà un tel rayonnement à travers le pays qu'on devait le
protéger contre une chute verticale dans une caisse béante. Il meurt
au moment où son action allait porter des fruits sérieux, au moment
où de nouveaux candidats, aiguillonnés par la récompense et par le
plaisir de s'entendre jouer, s'étaient décidés à écrire des oeuvres
qu'hier encore il eût été téméraire d'entreprendre.»
Après le Concours Jean-Lallemand, il faudra
attendre la fin des années cinquante avant que la musique canadienne
ne reprenne un peu de vigueur à l'OSM. Le système de commandes, qui
stimulait la création artistique aux États-Unis, pénétra alors au
Canada. Dès ses débuts, en 1957, le Conseil des Arts du Canada
suscita par ses initiatives, la création de plusieurs oeuvres par
l'intermédiaire de diverses sociétés symphoniques canadiennes.
Simultanément, le Comité des Jeunes de l'OSM élabora un concours de
composition annuel, à l'étendue du pays, dont la formule était
encore inédite au Canada. L'OSM remettait ainsi une bourse de
1 000$, que le Comité des Jeunes s'était chargé de recueillir,
à un compositeur sélectionné par voie de concours. Celui-ci recevait
alors de l'OSM la commande d'une oeuvre créée par la suite en
première mondiale. Ce concours fut l'amorce d'une carrière pour des
compositeurs ajourd'hui chevronnés. À la disparition de ce concours
à la fin des années soixante, l'OSM commanda et créa des oeuvres
canadiennes, grâce au Conseil des Arts du Canada.
Commandes et créations d'oeuvres canadiennes
grâce au Concours du Comité des Jeunes de l'OSM:
- 1957-58 Harry Somers Fantasia
- 1958-59 Jean Papineau-Couture
Pièce concertante no
3
- 1959-60 François Morel Boréal
- 1960-61 Alexander Brott Spheres in Orbit
- 1961-62 Roger Matton Mouvement symphonique II
- 1962-63 Oscar Morawetz Concerto no 1 pour piano
- 1963-64 André Prévost Fantasmes
- 1964-65 Pierre Mercure Lignes et Points
- 1965-66 Oscar Morawetz Sinfonietta
- 1966-67 Clermont Pépin Quasars, Symphonie no 3
- 1967-68 Serge Garant Phases II
- 1968-69 Murray Schafer Son of Heldenleben
Commandes et créations d'oeuvres canadiennes
par l'OSM grâce au Conseil des Arts du Canada:
- 1969-70 Micheline Coulombe Saint-Marcoux Hétéromorphie
- 1970-71 Jacques Hétu Passacaille
- 1973-74 Clermont Pépin Prismes et cristaux
- 1976-77 Gilles Tremblay Fleuves
- 1980-81 Claude Vivier Orion
- 1981-82 Harry Freedman Royal Flush
- 1982-83 Sydney Hodkinson Bumberboom: scherzo diabolique
- 1983-84 Clermont Pépin Implosion, Symphonie no 5
Commande et création d'une oeuvre canadienne par
l'OSM grâce au Ministère des Affaires culturelles du Québec:
1979-80 André Prévost Le Conte de l'oiseau
(Paule Tardif Delorme)
Sans être des commandes, d'autres oeuvres
canadiennes ont également été créées à l'OSM.
[Pierre Béique, administrateur de l'OSM 1937-70]
affirme que son rêve le plus cher a toujours été de trouver des
oeuvres canadiennes qui ne soient pas des créations mort-nées, des
oeuvres qu'il pourrait répéter tous les deux ans avec l'approbation
du grand public. Si des oeuvres contemporaines canadiennes ou autres
ont parfois su se faire apprécier — on peut penser à Fantasmes
d'André Prévost — le public de l'OSM reste plutôt conservateur,
et en cela il ne diffère pas du public américain. Des auditeurs
réguliers de l'OSM acceptent à peine les oeuvres de Bartok. Et pour
donner un exemple de ce qui est souvent la réaction du public et de
la critique devant une musique plus actuelle encore, on peut
rappeler à ce propos un concert dont la première partie était
consacrée aux oeuvres du compositeur polonais Penderecki. Une dame
s'était écriée dans la salle durant une de ses oeuvres: «Horrible,
horrible», faisant ainsi sursauter autour d'elle ceux qui écoutaient
religieusement aussi bien que ceux qui s'étaient endormis. Le ton
moqueur de la critique de Maureen Peterson dans The Gazette
du lendamin (28 mars 1979), pouvait choquer ceux pour qui la musique
de Penderecki est abordable. Elle décrivait ainsi un passage de
l'oeuvre Anaklasis: «Alors, on entendit dégringoler le long
d'un escalier dénudé, comme des tas de boîtes de conserves et de
contenants vides qui sortiraient d'un sac à ordures. Son article se
terminait avec amertume:
«Après l'entracte, Penderecki retourna sur la scène
pour diriger la Symphonie no 6, opus 54, de Chostakovitch, mais il
était déjà trop tard. Le mal était irréparable et la soirée gâchée,
et sincèrement, je ne sais pas si je dois rire ou pleurer.
À ceux qui se sont écriés «bravo», je peux
seulement répondre «félicitations», vous êtes sûrement plus évolués
que moi. Mais, à ceux qui ont applaudi sans toutefois rien y
comprendre ou pire, tout ce que je peux dire, c'est que vous méritez
qu'on vous en fasse entendre davantage.»
Il ne sert à rien à l'OSM d'effaroucher son public.
Il doit plutôt l'apprivoiser en suscitant chez lui une curiosité et
un enthousiasme pour la musique actuelle d'ici et d'ailleurs.
L'OSM ne représente pas une société de musique
contemporaine. Et il faut bien le confesser, la formation du chef
d'orchestre et des musiciens ne les porte pas vers la musique
contemporaine récente: Boulez, Messiaen ou Stockhausen, pour ne
nommer que ceux-là. Le répertoire du grand orchestre symphonique
restera toujours la musique orchestrale du XIXe siècle. Aussi, les
sophistications instrumentales de plusieurs oeuvres d'avant-garde —
une de ces oeuvres, par exemple, peut demander un seul violon,
quantité de percussions et bande magnétique — rebutent également à
ces grands orchestres dont le bon fonctionnement coûte déjà les yeux
de la tête. Mais il reste que cet argument ne peut s'appliquer à
toute la musique actuelle.
Les oeuvres contemporaines exigent des répétitions
supplémentaires. Dernièrement, en février 1983, l'exécution de
Cantique de durées de Gilles Tremblay, une oeuvre de près de
vingt minutes, demanda environ douze heures de répétitions, ce que
l'orchestre avoue ne pouvoir se permettre souvent à cause des
restrictions budgétaires et de la présente marge déficitaire de
l'orchestre. Une fois, à un concert au Chalet de la montagne, au
début des années cinquante, l'exécution de l'oeuvre canadienne au
programme tourna à la catastrophe à cause du manque de répétitions.
La moitié de l'orchestre joua à deux temps, et l'autre moitié à
quatre temps. Au bout de vingt mesures, régna une cacophonie
épouvantable. Le chef d'orchestre garda son sang-froid. Il arrêta
l'orchestre et se tourna vers le public: «Mesdames et messieurs,
vous parlez tellement fort qu'on ne peut pas se concentrer sur la
musique.» Faisant de nouveau face à l'orchestre, il fit signe aux
musiciens de jouer à quatre temps.
Le chef d'orchestre n'a pas toujours le temps de
«digérer» et de déchiffrer suffisamment ces partitions compliquées.
Même les plus légers écarts des partitions standards peuvent faire
l'objet de négligences. Le compositeur français Darius Milhaud ne
disait-il pas: «Subir perpétuellement la trahison fait partie de la
destinée du compositeur.» Ce fut le cas pour une oeuvre canadienne
qui demandait des trompettes en do. La section des trompettes joua
avec des trompettes en si bémol. Le compositeur, qui était présent,
pas plus que le chef d'orchestre et les musiciens, ne s'en rendirent
compte. Le soir du concert, au Plateau, les trompettes jouèrent
encore avec des trompettes en si bémol et tout le monde paru
content. De nos jours, l'orchestre a toutefois atteint un niveau qui
l'empêcherait de commettre de telles erreurs.
Avec la musique contemporaine, on prend des
libertés. Zubin Mehta, qui répétait une pièce canadienne, dit au
compositeur: «Il y a un passage que je n'aime pas.» «Changez-le,
changez-le», lui répondit ce dernier. Otto Joachim ne fut pas aussi
souple. À la demande de Mehta qui devait diriger une de ses oeuvres,
Otto Joachim la répéta une première fois avec l'orchestre. À la fin,
le deuxième violon jouait un petit solo. «Pourquoi ne changez-vous
pas ça?» suggéra Mehta. «Écoutez, Zubin, lui répondit le
compositeur, c'est écrit comme ça, et ça va rester comme ça.»
Un compositeur canadien de renom et à l'esprit
perspicace fit cette observation: «On nous considère comme des
coupables qui doivent prouver leur innocence.» Eric McLean écrivait
aussi dans The Montreal Star du 11 février 1961: «... même si
on les (les oeuvres canadiennes) joue à l'occasion, c'est trop
souvent à contrecoeur, comme si c'était un devoir national ou
l'impôt à payer.» C'est un peu ce qui se passe aujourd'hui avec les
dix p. cent de représentation canadienne dans le répertoire
recommandé par le Conseil des Arts du Canada. L'orchestre se
retrouve toujours face au même dilemme. Monsieur Béique, qui gardait
toujours une oreille inquisitrice aux entractes, tentait de
satisfaire «les préférences des vieux abonnés, la prédilection du
grand nombre pour les oeuvres faciles, le goût audacieux des plus
jeunes...» (Claude Gingras, La Presse, 26 mai 1956) Si
l'OSM ne peut vider ses salles, il ne peut davantage s'emmurer et
ignorer la création musicale actuelle car le public comme les
musiciens doivent évoluer. Mais il y aura toujours divergence entre
ceux qui trouvent que l'OSM n'accueille pas assez la création
actuelle, et ceux qui lui prêtent une vocation conservatrice. On ne
peut pas toujours contenter Dieu et son père.
La musicologue montréalaise, Agathe de Vaux, a
écrit une chronique sur les premiers orchestres symphoniques à
Montréal dans la revue Variations de l'OSM 1978-80; une thèse
intitulée L'Orchestre symphonique de Montréal 1934-67: Analyse du
répertoire et évaluation critique (Université McGill, 1981); et
La petite histoire de l'Orchestre Symphonique de Montréal,
Éditions Louise Courteau 1984. Agathe de Vaux travaille présentement
sur un nouveau livre, dont le sujet reste "top secret".
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