Le jazz d'ici vu par... Par Marc Chénard
/ 1 avril 2014
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Il y a plusieurs façons de mesurer l’état de santé d’une communauté de jazz. L’une d’entre elle consiste à relever le nombre de musiciens étrangers qui s’intègrent à elle. À ce chapitre, Montréal a toujours bien tiré son épingle du jeu. Jadis qualifiée de ville ouverte, la métropole québécoise a été le refuge de plusieurs Américains durant l’ère de la Prohibition et, plus tard, lors de la Guerre du Vietnam ; actuellement, Montréal continue d'attirer beaucoup de jeunes talents qui s’enrôlent dans les programmes d’études universitaires, certains d’entre eux y élisant domicile après la fin de leurs études. À cette liste, on peut ajouter une poignée de musiciens de métier, quelques-uns venant de très loin. Question de jeter un autre éclairage sur le jazz de chez nous, tant sur ses côtés positifs que négatifs, voici trois témoignages d’immigrés qui ont enrichi notre paysage musical.
Arrivé au Québec en 2005, le pianiste cubain Rafael Zaldivar a certainement fait un bon bout de chemin depuis : récipiendaire de plusieurs prix (concours Jazz en Rafale, Révélation Radio Canada, Prix Archambault ...), il est à présent en contrat avec la maison de disques Effendi. R. Zaldivar enseigne à l'Université de Laval et poursuit des études doctorales en interprétation jazz à l’Université McGill. Sa venue au Québec, il la doit à sa conjointe, la violoniste Lisanne Tremblay, rencontrée à l’Institut des Arts de la Havane pendant un stage d’études. De fil en aiguille, sans compter un difficile processus bureaucratique (on peut se l’imaginer), il s’installe d’abord à Sherbrooke, la résidence de sa conjointe. En 2008, les deux font le saut à Montréal. L’adaptation n’était pas évidente en soi, tant du point de vue social, politique, linguistique et musical. Intégrer dans le milieu musical n’était pas chose facile, avoue-t-il, mais l’altiste Rémi Bolduc lui a donné un précieux soutien dans les premiers temps. De plus, il s’est doté d’un plan de carrière axé sur son propre développement artistique, une acceptation de ses pairs et la mise en place d’outils professionnels, tels les disques et des campagnes publicitaires. Bien installé chez nous, Zaldivar estime que le jazz montréalais se porte très bien, tant par le nombre de talents établis et matures que par une relève fort prometteuse. Sur l’autre versant, il est frappé par le manque d’appui de la part des médias à l’égard de la scène, notant du reste une importante différence de mentalité entre son pays adoptif et natal : « Au Québec, tout est axé sur l’économique et la culture suit, tandis qu’à Cuba la culture est le moteur principal. Comme l’existence est précaire là-bas, la culture engendre l’initiative, sans réelle préoccupation de gain économique. »
Natif des montagnes helvétiques, du canton de Glaris pour être précis, le pianiste Félix Stüssi, a une longue histoire d’amour avec Montréal (et à un plus d’un titre aussi). Bourlinguant les océans en jeune matelot, il débarque en 1986 en plein festival de jazz (FIJM) et y rencontre la Québécoise de sa vie. Suivant un premier séjour de trois mois, il effectue par la suite plusieurs allers et retours avec elle. Historien de formation, Stüssi est aussi en ce moment chroniqueur pour des journaux suisses. Musicien essentiellement formé sur le tas, il eut la chance, entre autres, de recevoir les conseils d’Irène Schweizer, pianiste et improvisatrice de premier plan en Suisse. Après avoir vécu avec sa compagne dans sa contrée natale pendant plus de cinq ans, il décide de revenir avec elle à Montréal en 1998. Quatre disques plus tard, et un premier prix au Concours du FIJM en 2007, Stüssi nous promet une cinquième galette (en sextette avec Ray Anderson) dans les prochaines semaines. Après seize ans d’activités, le pianiste a développé une perception aiguisée de choses. Du côté positif, il est fasciné par la quantité de talents et la panoplie de couleurs musicales qui créent un climat de création unique à Montréal. De plus, il trouve intéressant le nombre de musiciens qui voguent sans difficulté entre les styles, chose qui n’était pas le cas en Europe, du moins jusqu’à tout récemment.
« Si on jouait be bop, on n’était pas admis dans le free jazz et vis versa. » Du côté négatif, en revanche, il déplore le manque de lieux de diffusion et l’absence de cohésion au sein de la famille jazzistique.
Non seulement est-il saxophoniste et chef de groupe, mais Damian Nisenson gère une compagnie de création et de productions musicales (Malasartes). L’automne dernier, il a été élu président du Regroupement Jazz Québec (RJQc), organisme principalement destiné à la promotion de cette musique auprès des instances publiques et du milieu en général. Arrivé chez nous en 2004, ce Porteňo d’origine (habitant de Buenos Aires) n’était pas à sa première expérience en terre étrangère. En effet, il séjourna entre 1977 et 1985 en Suisse, où il étudia l’histoire tout en jouant de la musique, travaillant beaucoup avec des compagnies théâtrales en Romandie. À la chute de la dictature, il rentre au pays. Après une quinzaine d’années, la situation sociale et politique le désenchante progressivement, si bien qu’il pense retourner en Suisse, mais renonce en raison d’obstacles administratifs. Mais le hasard voulut qu’il côtoya un Québécois à Buenos Aires, qui lui vante tellement les vertus de Montréal et de sa scène culturelle, qu’il mord à l’hameçon et plie bagage avec sa femme et quatre de leurs cinq enfants. Bien intégré dans la scène, Damian Nisenson voit la scène de manière positive, mais aussi avec circonspection. D’une part, il a été frappé par l’accueil réservé aux nouveaux arrivants et à la diversité des expressions artistiques. D’autre part, il abonde dans le sens de ses deux collègues en constatant le manque de lieux de diffusion pour la musique, soulignant aussi un déséquilibre entre l’aide à la création et le nombre limité de salles de concerts disponibles. De plus, il trouve cela très curieux que la formation musicale que l’on prodigue en milieu scolaire tend à formater la vision artistique des jeunes, d’autant plus étrange dans des musiques qui se veulent... créatives.
Orchestres en scène
En septembre dernier, cette chronique présentait une toute nouvelle institution jazzistique montréalaise, soit l’Orchestre national de jazz – Montréal. Huit mois et quatre concerts plus tard, cette formation conclut sa première saison d'activités avec deux concerts, le premier coïncidant avec la sortie de ce numéro (le 3 avril pour être exact), la finale se déroulant le 1er mai. Fidèle à sa formule de mettre un musicien en vedette (membre de l'orchestre ou non), l'ONJ accueillera respectivement le saxo Jean-Pierre Zanella et la pianiste Marianne Trudel, cette dernière invitant à son tour la remarquable trompettiste Ingrid Jensen et la chanteuse Ann Schafer.
Diplômé de l'Eastman School of Music, Zanella propose justement des compositions de gens de cette institution, autant des professeurs que des anciens de l'école, notamment François Théberge et Zanella bien sûr.
Trudel, pour sa part, propose une soirée thématique axée sur des compositions de femmes comme Carla Bley, Satoko Fujii, Christine Jensen et une création personnelle. Intitulée Dans la forêt de ma mémoire, cette proposition musicale en plusieurs tableaux sera, à ses dires, plus ouverte à l'interprétation et à la mise en forme que les partitions habituelles jouées par le groupe.
Bien que sa première saison tire à sa fin, l'ONJ a d'autres projets en tête. Avant la reprise de ses activités en septembre, l'orchestre devra se produire de nouveau au FIJM cet été, avec possibilité d'un soliste invité de renom. Rien n’est décidé pour le moment, mais on y reviendra dans la prochaine section consacrée à la couverture des festivals de jazz en juin et juillet.
Depuis 1999, le Big Band du Cégep Vanier à Ville Saint-Laurent se produit annuellement, leur concert donné à l'occasion d'une soirée-bénéfice pour le programme de bourses de cette école. Par ailleurs, chaque soirée est dédiée à une personnalité impliquée dans la scène, tant d'hier que d’aujourd'hui. Cette seizième édition rendra hommage au saxophoniste Sayyd Abdul al Khabbyr. Américain établi à Montréal dans les années 1950, il fut jadis le tenancier du minuscule Café Mojo sur l'avenue du Parc (dont certains se souviendront, votre humble scribe inclus). Dans les années 1980, il quitta la ville pour la Grosse Pomme, décrochant, entre autres, un boulot avec Dizzy Gillespie. Né en 1935, il est maintenant inactif en raison de son âge avancé, mais il garde une certaine présence sur la scène, soit par ses deux fils, l'un tromboniste et pianiste (Muhammad), l'autre batteur (Nasyr), tous deux diplômés de ce collège et participants au concert. [ Rappel : Cégep Vanier, 7500, boulevard Sainte-Croix. Lundi, 14 avril, 19 h 30. Billetterie : 514-744-7500. ]
En terminant, mentionnons le festival Malasartes, qui se déroulera les 9 et 10 avril à la Casa del Popolo et le 15 et 16 à la Sala Rossa, incluant le lancement du disque Rubedo Ro de la chanteuse Géraldine Eguilez (voix et quatuor à cordes) et d'une prestation de l'ensemble Nozen (de Damian Nisenson) avec le très populaire Socalled.
www.malasartesmusique.com
www.casadelpopolo.com
Billeterie : 514-284-0122 (Casa del Popolo) English Version... | |