Angela Hewitt : Transmettre, rejoindre, partager Par Lucie Renaud
/ 13 février 2014
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À l’âge où certains envisagent une préretraite ou parlent d’alléger leur horaire, Angela Hewitt ne compte certainement pas réduire le rythme au cours de la prochaine année. Son agenda de concerts la mènera aussi bien en Corée qu’à Hong Kong, Taipei (pour ses débuts là-bas), San Francisco, New York, Florence, Copenhague, Glyndebourne, Amsterdam, Berlin et peut-être bien Tokyo. Elle interprétera notamment dans plusieurs villes (dont Londres) le monumental Art de la fugue de Bach. Avec humour, elle confie qu’Air Canada vient de lui envoyer une carte pour souligner le 25e anniversaire de son programme Aéroplan, avec un sac de punaises, blanches pour les endroits visités, rouges pour ceux qu'elle aurait envie de visiter : « Je ne pense pas qu’il y ait assez de punaises ! »
En janvier par exemple, elle a joué et enregistré la Turangalîla-Symphonie de Messiaen avec l’Orchestre symphonique de la radio finnoise et Hannu Lintu. Une semaine après, elle retrouvait les ingénieurs du son d’Hyperion à Berlin pour graver le cinquième volet de son intégrale des sonates de Beethoven (le quatrième est paru peu avant Noël). Au cours des prochains mois, elle ne négligera pas non plus sa traversée des concertos de Mozart, dont le prochain volet, une collaboration avec l’Orchestre du Centre national des Arts d’Ottawa, enregistré l’été dernier, sera distribué en juillet, ou le répertoire français et romantique. De plus, elle se frottera pour la première fois sur disque aux sonates de Scarlatti. « Souhaitez-moi bonne chance pour choisir lesquelles parmi les 555 j’intégrerai à cet album ! »
Juxtaposer Beethoven et Bach
Si on l’a beaucoup associée à Bach, on oublie souvent qu’elle demeure l’une des pianistes les plus polyvalentes sur le circuit. « La façon dont je joue chaque compositeur est si enracinée, fait tellement partie de moi, que je passe de l’un à l’autre en un instant. » Le public montréalais pourra apprécier les correspondances entre Bach et Beethoven dans un programme constitué de la Suite anglaise no 3 et de la Fantaisie chromatique et fugue du cantor de Leipzig et des deuxième (opus 2 no 2) et avant-dernière (opus 110) sonates du maître de Bonn. « Quand vous entendez Beethoven en combinaison avec Bach, confie-t-elle, vous réalisez ce qu’il a retiré de Bach. Si vous jouez Beethoven comme étant une suite logique du baroque, en misant sur la clarté des voix et les contrastes de nuances, cela peut être très révélateur. »
Elle admet aimer Beethoven de plus en plus, particulièrement depuis qu’elle a redécouvert ses œuvres à travers l’éclairage particulier des spécialistes de musique ancienne au milieu des années 1990 à Londres. « Cela m’a vraiment ouvert les yeux sur la façon de jouer cette musique. Bien sûr, pour Beethoven, on a besoin d’une technique exceptionnelle – meilleure est votre technique, le plus probant sera le résultat –, mais il faut aussi penser à la couleur, à la variété des timbres, au phrasé, à l’articulation et, bien sûr, à la profondeur musicale. Plus vous vous ouvrez à un compositeur, plus il vous le rendra. C’est merveilleux de passer autant de temps avec un compositeur ! »
Formée à l’art de la danse pendant une vingtaine d’années, Angela Hewitt ne conçoit pas la musique sans le mouvement. « On doit convaincre le public qu’il veut se lever et danser. Le rythme est important, la musique doit rester vivante. La musique de Bach, bien sûr, est fondée à 95% sur la danse ; c’est ce qui lui donne cette grande joie et cette vitalité. Après tout, quand on pense aux premiers instruments de musique, il y a d’abord eu la voix humaine, puis nous nous sommes mis à bouger notre corps. »
Musique classique 2.0
L’expérience de concert serait-elle devenue trop sage pour se prêter à de tels débordements ? L’artiste peut faire une différence, croit-elle. « Sur scène, certains semblent s’ennuyer à mourir. Il faut transmettre une part de cette énergie et de ce mouvement, car sinon, oui, l’expérience peut devenir guindée ou ennuyeuse. Mais des artistes merveilleux – tant des chefs d’orchestre que des chanteurs ou instrumentistes – savent la transmettre et je pense que c’est cette énergie qui saisit les gens. Oui, les pianos disparaissent des maisons, les enfants ne reçoivent plus de cours de musique à l’école, les gouvernements soutiennent de moins en moins les arts ; cela ne fait plus autant partie de notre société qu’avant en Occident. Quand je joue Bach à Séoul par contre, je sais que les 2000 personnes dans la salle auront moins de 25 ans, parce que leurs parents ont vu la musique comme une part essentielle de leur éducation. Si vous paraissez très passionné par la musique, si vous entrez en contact avec le public, il vous suivra. »
Le marché asiatique lui ouvre grand les bras depuis quelques années et elle s’en réjouit, même si elle reste consciente que certaines habitudes de concert n’ont pas encore été entièrement intégrées. « Le public doit apprendre que la musique a besoin du silence, que le silence n’est qu’une extension des notes. Si un artiste démontre une incroyable concentration, les gens voudront vraiment écouter et se concentreront. » Une salle parfaitement attentive demeure indéniablement pour elle le plus grand compliment que l’on puisse faire à un artiste.
Plusieurs sociétés de concert proposent maintenant aux artistes d’intervenir sur scène, mais Angela Hewitt rappelle qu’elle a fait ce choix dès le début des années 1990 et qu’elle rédige elle-même toutes ses notes de programme depuis 1994. « J’ai toujours aimé la communication, souligne-t-elle. Bien sûr, aujourd’hui, avec Internet, je le fais encore plus. Certains musiciens exceptionnels demeurent inconfortables quand ils doivent s’adresser au public, mais si vous le pouvez, cela aide vraiment, les gens ont besoin de ces pistes supplémentaires. Je passe beaucoup – trop – de temps à répondre aux courriers que je reçois ou sur les médias sociaux, mais je pense vraiment que cela fait une différence. Quand vous signez un autographe et regardez la personne devant vous dans les yeux pendant 10 secondes, vous avez un admirateur pour la vie. Je travaille sur ma carrière ; je ne m’attends pas à ce qu’elle me vienne sans effort ! »
Elle écrit quelques billets de temps en temps sur son site et se fait un devoir de se manifester sur Facebook et Twitter deux ou trois fois par semaine, relayant aussi bien photos de tournées qu’articles, critiques, vidéos d’entrevues ou captations en direct. En janvier, on a ainsi pu suivre le voyage, tant en camion qu’en bateau, de son précieux Fazioli, de l’Ombrie à Helsinki. La technologie ne l’effraie pas, comme en témoigne son choix de numériser les 120 pages de la Turangalîla-Symphonie sur son iPad, deux pédales supplémentaires lui permettant de tourner les pages à volonté : « La technologie fonctionne, c’est libérateur ! »
Éduquer
Si Angela Hewitt n’encadre pas d’étudiants de façon régulière – « Peut-être quand je serai plus vieille, j’aurai plus de temps ! », avance-t-elle sans trop y croire –, elle reste consciente de la nécessité de redonner à la jeune génération et intègre régulièrement des cours de maître à son horaire, comme elle l’a fait en décembre au Centre de musique de Jérusalem, à la demande de Murray Perahia, président de l’institution depuis 2008. « C’est important, croit-elle, d’offrir aux jeunes un nouveau regard, des pistes de réflexion, qu’ils n’appliqueront pas seulement à cette pièce en particulier, mais à tout ce qu’ils apprendront par la suite, d’élargir leur connaissance du répertoire, de leur donner de nouvelles idées. J’espère que ce que je leur dis peut les inspirer et les motiver à poursuivre. J’essaie toujours de les aider de façon positive ; je ne suis pas l’un de ces professeurs qui les arrêtent après trois mesures. Le minimum que vous puissiez faire est d’encourager le plaisir de faire de la musique. »
Elle rencontrera notamment quelques-uns en postlude à son festival, celui du Trasimène, qui célébrera avec faste en juillet son dixième anniversaire. « C’est la deuxième fois seulement que je le propose car, habituellement, je ne peux pas me permettre en saison estivale de refuser des invitations des festivals. » Tous les billets pour les concerts donnés à Magione étaient déjà vendus plus de six mois avant la tenue du festival et il en sera sans doute de même pour ceux à Assise (un programme tout Mozart qui comprend la Messe du couronnement et le Concerto K. 537, ainsi qu’une intégrale des concertos pour clavier de Bach avec la Camerata de Salzbourg) et à Pérouse (deux concerts le même jour) ou à Foligno (les Variations Goldberg).
Lieux magiques, public qui se fidélise : Angela Hewitt aurait-elle trouvé la recette pour un concert parfait ? Ce dernier existe rarement, rappelle-t-elle. Cinq conditions essentielles joueront ici : un piano exceptionnel (elle voyage régulièrement avec son Fazioli), une salle à l’acoustique merveilleuse, un public silencieux, une musique aimée et une interprète qui se sent bien. « En général, l’un de ces éléments ne fonctionne pas parfaitement. Vous pouvez avoir un public parfaitement attentif, bien jouer, disposer d’un piano magnifique et que l’acoustique de la salle soit trop sèche… Réussir à obtenir les cinq éléments en même temps n’est pas facile, mais, bien sûr, quand cela arrive, c’est merveilleux. »
Angela Hewitt au Canada (www.angelahewitt.com) :
- Music in the Morning Vancouver : une conversation avec Eric Friesen; Vancouver Academy of Music, le 5 mars, 10h
- Récital avec LMMC Concerts, œuvres de Beethoven et Bach, Salle Pollack, Montréal, le 16 mars, 15h30. www.lmmc.ca
- Concert à Toronto avec le TSO et Hannu Lintu, chef invité, Roy Thompson Hall, les 20 et 22 mars, 20h. www.tso.ca
Enregistrements récents d'Angela Hewitt :
- Beethoven Piano Sonatas, vol. 4. Hyperion, sortie le 12 décembre 2013
- Beethoven Piano Sonatas, vol. 5, enregistrement en janvier 2014, disponible bientôt
- La Turangalîla-Symphonie de Messiaen, enregistré avec Hannu Lintu et l'Orchestre symphonique de la radio finlandaise, Ondine, sortie le 24 juin 2014
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