Le parcours remarquable de R. Murray Schafer Par Michael L. Vincent
/ 1 novembre 2013
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Le compositeur canadien R. Murray Schafer et la mezzo-soprano Eleanor James, qui partage sa vie depuis de longues années, ont élu résidence dans une maison de ferme située dans la campagne environnant la ville de Peterborough, en Ontario. C’est Schafer, debout sur le pas de sa porte, un peu échevelé et vêtu d’un pull trop grand qui m’accueille, sur fond de paysage bucolique, suivi d’Eleanor James qui m’adresse un chaleureux sourire avant de me demander : Avez-vous trouvé l’endroit facilement ?
En entrant dans cette bâtisse vieille de 150 ans, on pénètre dans un large salon dont les murs sont tapissés de centaines de livres. Dans sa bibliothèque, entre autres, Jung, Tchekhov, Nietzsche et Tolstoï. Après m’avoir parlé de son amour pour la littérature, Schafer me désigne ce qu’il appelle « sa section préférée » : la quarantaine de livres qu’il a publiés sur des sujets aussi variés que l’écologie (The Tuning of the World, 1977), l’enseignement de la musique (The Composer in the Classroom, 1965), (Ear Cleaning, 1967) ou encore son autobiographie (My Life on Earth & Elsewhere, 2012).
Son studio de composition, qui se trouve à l’arrière de la maison, est décoré d’un grand mandala suspendu au plafond. C’est un ancien solarium que l’on a transformé en studio, avec des parois vitrées à travers lesquelles on aperçoit un paysage champêtre idyllique. « Cette pièce est clairement une source d’inspiration,dit Schafer. D’ailleurs, ma pièce Snowforms (Inuit words for ‘snow’) (1981) tire son origine très précisément de cette vue. »
Cette œuvre de commande du Vancouver Chamber Choir a, depuis sa création en 1981, été exécutée à de nombreuses reprises par des chœurs tant amateurs que professionnels. Tout en montrant la partition, Schafer fait remarquer, avec une certaine fierté, comment les contours de la partition coïncident avec le paysage ondulé des collines enneigées que l’on aperçoit à travers les vitres. On comprend immédiatement l’influence de cette pièce et du paysage sonore rural canadien sur l’ensemble de son œuvre.
La décision de Schafer de vivre à la campagne ne constitue pas une retraite des « bruits tumultueux de la ville ». Il a en effet occupé le poste de directeur artistique du Peterborough Festival of the Arts, transformant un événement modeste en un impressionnant festival des arts d’envergure nationale. Alors qu’il vivait près de Bancroft, il a créé le Maynooth Community Choir, pour lequel il a composé Jonah (1980), et a continué de s’impliaaquer dans la région de Peterborough, où il vit actuellement, en invitant des musiciens locaux à participer à la production de Patria 3 : The Greatest Show (1979) et Patria 9 : The Enchanted Forest (1986).Son implication au sein des communautés de Bancroft et Peterborough confirme qu’il ne s’agissait nullement d’une forme d’isolationnisme pour Schafer, et prouve qu’il est possible, pour un compositeur contemporain, d’incorporer une démarche et une vocation très modernes dans un milieu non urbain.
Lorsqu’on passe de la ville à la campagne, l’environnement sonore change radicalement. Schafer a été l’un des premiers artistes à s’intéresser à ce genre de variation en inventant le terme « paysage sonore », qu’il décrit comme suit : « Si vous pouvez écouter la musique de ce qui vous entoure, alors vous pouvez écouter n’importe quelle sorte de musique. »
Le déménagement de Schafer dans une ferme en Ontario est directement lié à sa recherche d’un paysage sonore authentiquement canadien et à son désir de poursuivre la création d’œuvres liées à l’environnement, comme sa Music for Wilderness Lake. Cette pièce a été enregistrée par la CBC et écrite pour 12 trombones placés autour d’un lac près de Bancroft en 1979. Cet intérêt est également manifeste dans le spectacle dramatique Apocalypsis (1972), qui met en scène près de 500 interprètes placés dans un environnement spécial. Il continue dans des œuvres plus tardives, comme Vox Naturae (1997) où il place les interprètes sur scène de façon non traditionnelle.
L’intérêt de Schafer pour l’écologie sonore est né alors qu’il enseignait à l’Université Simon Fraser, qui venait juste d’ouvrir, à Vancouver. Une des premières choses qu’il a constatées au sujet de la côte ouest était la pollution par le bruit, qui est plus évidente que dans l’est. Il explique : « La première fois que je suis venu à Vancouver, j’ai essayé de mobiliser les gens quant à la pollution par le bruit. » Mais il a compris que cette démarche était « complètement négative et il est difficile de rassembler des gens contre cela ». À la place, il a choisi d’aborder ce sujet comme « une enquête sur l’environnement acoustique sans porter de jugement positif ». Son approche du thème du son a consisté à « amener les gens à l’écouter, puis en discuter, et enfin l’améliorer ».
Avec deux de ses collègues compositeurs, Barry Truax et Hildegard Westerkamp, Schafer a cofondé le World Soundscape Project à Simon-Fraser. De ce projet est sorti son livre le plus influent, The Tuning of the World (1977), dans lequel il expose ses recherches, sa philosophie et ses théories sur le paysage sonore. Ce concept de paysage sonore est central dans la pensée du compo-siteur. Par exemple, la structure rythmique de fond du String Quartet No. 2 (‘Waves’) (1976) est basée sur l’intervalle de temps entre deux crêtes de vagues dans l’océan, et la notation graphique que l’on trouve au début de la pièce No Longer Than Ten (10) Minutes (1970)est inspirée des graphiques de bruit de la circulation à Vancouver.
Ce n’est que lorsqu’on lui a déconseillé, au Ontario College of Art, de faire une carrière d’artiste visuel, du fait qu’il n’a qu’un œil, que Schafer a commencé à étudier la musique. Il a pris cette nouvelle orientation très au sérieux et a commencé à apprendre le piano avec Alberto Guerrero, l’orgue avec Greta Kraus et la composition avec John Weinzweig. A cette époque, Guerrero enseignait également à Glenn Gould, que Shafer se souvient d’avoir vu dans son studio de temps en temps : « Il était un peu distant; il n’avait pas l’air parti-culièrement intéressé à me parler et moi, de mon côté, j’étais plus intéressé à devenir un compositeur. »
Schafer a passé environ un an à l’Université de Toronto, mais, dit-il, « j’étais plus intéressé par d’autres sortes d’études et je voulais partir voyager en Europe ». Il a quitté brusquement l’université après quelques problèmes avec la faculté, du fait, notamment, d’une lettre qu’il avait écrite à un professeur expliquant que la musique pouvait être enseignée de bien meilleure façon. Il concluait en écrivant : « Je serais ravi s’il voulait bien me donner un zéro à l’examen; ainsi, comme Jean-Jacques Rousseau, que je lisais à l’époque, j’aurais le privilège, à défaut d’être meilleur que mes camarades, au moins d’être différent d’eux. »
Avant de quitter l’université, Schafer a pris quelques cours avec Marshall McLuhan et Arnold Walter, qu’il décrit comme un excellent enseignant. « Lui et McLuhan ont été les deux seuls chargés de cours qui m’ont donné à réfléchir en ce temps-là », ajoute-t-il.
Laissant derrière lui le cadre formel des études universitaires, Schafer part alors passer les trois prochaines années en Europe, étudiant par lui-même les langues, la littérature, l’histoire et la mythologie. Il finit par arriver en Crète, où il est stupéfait et émerveillé de trouver les ruines du palais de Minos. C’est là qu’il pense, pour la première fois, à créer une œuvre théâtrale, ce qui va demeurer une obsession tout au long de sa vie.
Schafer a commencé à composer les premières parties de son cycle Patria dans les années 1960. Il décrit cette oeuvre, qui n’est ni un opéra ni une comédie musicale au sens traditionnel, comme un « un théâtre de confluence » ou encore « un ensemble d’œuvres créées et reliées entre elles ». L’œuvre colossale en douze parties exprime le cacactère physique de l’espace et le compositeur a utilisé plusieurs démarches compositionnelles, notamment le sérialisme, le pointillisme et la notation graphique ainsi que de multiples langages et diverses philosophies. L’œuvre n’est pas seulement inspirée par la mythologie antique, mais également par le symbolisme de la vie mo-derne, les deux sujets étant incarnés dans une suite de tableaux sur les thèmes urbains du 20e siècle de l’aliénation et de la névrose.
Lorsqu’il réfléchit globalement sur ce cycle, Schafer avoue ressentir une certaine amertume de n’avoir pas reçu autant de soutien qu’il l’aurait souhaité pour ces créations. Il avoue avoir lui-même financé en grande partie ces projets qui « sont très onéreux, d’autant plus que la plupart des œuvres doivent être jouées en extérieur et non dans un théâtre normal de Toronto ».
Le cycle Patria est aussi unique du fait qu’il transforme le public, à certains moments, en participants actifs. On en trouve un exemple dans Patria 6 : RA (1990), une œuvre ritua-liste qui débute à l’aube pour s’achever au crépuscule et met en scène la descente aux enfers et la résurrection du dieu égyptien du soleil. Pendant la représentation inaugurale, qui avait lieu au Ontario Science Centre de Toronto, les gens qui composaient le public (les « initiés ») étaient conduits à 29 endroits différents pendant le déroulement de ce rituel d’une durée de 11 heures. George Sawa, joueur de qanun égyptien qui participait à cette production, se souvient : « Le public a adoré le fait de faire partie des rites religieux, de la musique et des cérémonies; une seule personne a paniqué lorsque les acteurs et les chanteurs ont volontairement effrayé le pu-blic, conformément aux instructions de Schafer. Tout cela faisait partie du rite initiatique ».
Schafer travaille actuellement à mettre la touche finale à une nouvelle œuvre commandée par le Gryphon Trio, dont la première aura lieu le 5 décembre 2013. Sur sa manière de créer, il confie qu’il compose toujours au piano et qu’il préfère ne rien dévoiler de son travail tant qu’il ne sent pas qu’il y est presque. Contrairement à d’autres compositeurs, il ne déteste pas remanier d’anciennes compositions et, lorsqu’il en a le temps, il aime répéter avec des ensembles pour essayer de nouvelles choses. Lorsque nous mentionnons que la date de la première approche, il explique que, lorsqu’il doit rencontrer une échéance, il sent parfois la pression s’installer, mais qu’il « préfère travailler à son propre rythme sans aucun autre engagement social, comme un voyage par exemple ».
Un des engagements sociaux récents auxquels il a participé, ce sont les célébrations de son 80e anniversaire organisées par le Stratford Summer Music Festival en juillet dernier. Il y avait là une centaine d’amis et de collègues, un concert de deux heures consacré à la musique de Schafer et de nombreuses personnes ont pris la parole, dont sa collaboratrice Mary Morrison, l’ancien producteur de CBC radio David Jaeger et le critique du Toronto Star maintenant à la retraite,William Littler.
Schafer avoue humblement avoir été un peu étonné de toute l’attention dont il est l’objet ces derniers temps. « Durant cette dernière année, il y a eu bien plus d’agitation que je n’en avais vécue auparavant. » Et il conclut en plaisantant : « Ou peut-être, tout simplement, que mon tour est venu; finalement, c’est l’année Schafer ! »
Quelques détails de plus sur R. Murray Schafer : |
•Plaisir coupable : le tabac. |
• Il a travaillé avec l’écrivain Ezra Pound. |
• Auteur préféré : Tchekhov. |
• A déjà travaillé avec le marionnettiste américain Jim Henson (du Muppet Show). |
• Était un ami proche du violoniste Yehudi Menuhin. |
• A déjà fait l’objet d’une enquête alors qu’on le soupçonnait d’être un espion hongrois en Roumanie. |
• Aimerait qu’on se souvienne de lui comme de l’auteur du cycle Patria. |
• Le Festival Schafer se poursuit au Conservatoire royal les 10 et 24 novembre 2013 et les 25 avril et 22 mai 2014. www.rcmusic.ca
• Première mondiale de la dernière œuvre de Schafer par le Gryphon Trio, le 5 décembre 2013 à 20 h, au Jane Mallett Theatre du St. Lawrence Centre for the Arts, www.music-toronto.com. Billets : 50-55 $
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