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La Scena Musicale - Vol. 19, No. 2

Frank Zappa, compositeur américain (1940-1993)

Par Réjean Beaucage / 1 octobre 2013

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Version Flash ici.

Frank Zappa

Le 4 décembre prochain marquera le 20e anniversaire de la disparition du compositeur américain Frank Zappa (né le 21 décembre 1940). Pour souligner ce triste anniversaire, ou peut-être simplement parce que sa musique est bonne, plusieurs grands orchestres et ensembles de musique contemporaine la mettent au programme de leurs concerts ces temps-ci.

En juillet dernier, l’Aurora Orchestra présentait de superbes versions de G-Spot Tornado et de The Adventures of Greggery Peccary dans un concert des BBC Proms, au Royal Albert Hall de Londres ; en août au Festival international d’Édimbourg, l’ensemble musikFabrik, de Cologne, lui rendait hommage en programmant deux de ses compositeurs préférés, John Cage et Edgard Varèse, et un bel échantillon de son catalogue ; début septembre, au Festival Ultima d’Oslo, c’est l’Ensemble Modern, de Francfort, qui le célébrait en lui consacrant un programme entier ; le 23 octobre Esa-Pekka Salonen dirigera le Los Angeles Philharmonic Orchestra au Walt Disney Concert Hall pour la création mondiale d’une version concert de 200 Motels, l’un des chefs-d’œuvre de Zappa (un long métrage et un album double parus en 1971) ; enfin, le 26 octobre, Kent Nagano dirigera à l’OSM Bogus Pomp, une pièce qui est en quelque sorte un concentré des thèmes de 200 Motels, et aussi une pièce dont il a dirigé la création par le London Symphony Orchestra (version pour grand orchestre) en 1983.

Certains lecteurs se disent peut-être : « Euh... attendez. On parle bien de Frank Zappa, le freak qui était à la tête du groupe The Mothers of Invention, le guitar hero qui arrache à son instrument des solos d’enfer, le gars qui chante Dirty Love, I’m The Slime et Dinah-Moe Humm ? » Celui-là même, en effet... Revenons au début des années 1950.

C’est vers l’âge de 12 que le petit Frank Zappa commence à jouer de la batterie, un instrument sur lequel il se perfectionne dans des cours d’été et pour lequel il réalise à 14 ans l’une de ses premières compositions – Mice, un solo de caisse claire. C’est aussi vers cet âge qu’il découvre la musique d’Edgard Varèse. Ses goûts musicaux se précisent : lorsqu’il n’écoute pas son disque de Varèse (The Complete Works of Edgard Varèse Volume I), il se passe des 45 tours de rhythm-and-blues (il en amassera une collection impressionnante), et il aime bien aussi les extravagances de Spike Joneset ses City Slickers, qui sonnent comme si leurs partitions étaient des albums de bande dessinée. Tout Zappa est là : à l’intersection entre la recherche sonore de Varèse, la puissance du rhythm-and-blues et les trouvailles iconoclastes de Spike Jones. Au secondaire, son prof de musique, M. Ballard, l’a laissé diriger l’orchestre de la classe et Zappa a pris goût à se retrouver devant les musiciens, plutôt que derrière la batterie. Le voici qui attrape sa première guitare à 18 ans –  et il ne lâchera pratiquement plus l’instrument.

Avant de fonder en 1964 les mythiques Mothers of Invention (premier album, Freak Out!, en 1966), Zappa a déjà composé deux musiques de film, il a organisé un concert de ses propres compositions instrumentales (The Experimental Music of Frank Zappa, 1963) et on a pu le voir à la télévision donnant avec l’animateur Steve Allen et son orchestre la création de son Concerto for Two Bicycles (1963). C’est sans doute en pensant à cette dernière expérience que l’étiquette Capitol approchera Zappa en 1967 pour lui proposer d’enregistrer un disque de musique orchestrale. C’est aussi en 1968 que Zappa et son groupe donnent à Londres un spectacle de théâtre musical éclaté avec l’aide d’une bonne partie du BBC Symphony Orchestra. Les Mothers sont alors un groupe de huit musiciens qui comprend deux percussionnistes. Le petit combo n’a cessé de grandir depuis 1964 et il devient bientôt un véritable ensemble de musique de chambre électrique qui compte 10 musiciens, mais Zappa ne peut pas entretenir financièrement un tel projet et le 18 août 1969, le dernier concert des Mothers of Invention a lieu... à Montréal.

C’est nul autre que Zubin Metha qui amènera Zappa à reformer les Mothers pour les jumeler au Los Angeles Philharmonic Orchestra le 15 mai 1970 dans le cadre du festival Contempo 70 afin d’interpréter ce qui sera la première incarnation de 200 Motels. Au début de 1971, Zappa enregistrera (et filmera) 200 Motels en Angleterre avec le Royal Philharmonic Orchestra sous la direction d’Elgar Howarth. En 1972, les Mothers deviennent un big band de 18 musiciens qui s’appelle aussi The Grand Wazoo (comme le disque du même nom). Zappa alterne continuellement entre des ensembles plus petits (et plus « rock ») et de grands ensembles d’une vingtaine de musiciens (pour Greggery Peccary en 1975) ou plus (jusqu’à 40 pour l’enregistrement en concert de certaines pièces qui seront d’abord publiées sur le disque Orchestral Favorites en 1979).

En 1981, grâce à Pierre Boulez qui commande un programme Zappa pour son Ensemble InterContemporain (The Perfect Stranger, 1984), Kent Nagano s’intéressera au compositeur ; Zappa lui permettra d’enregistrer son premier disque à la direction du London Symphony Orchestra, également embauché par Zappa (LSO Volume 1, produit en 1983 par le compositeur).

Nagano considère que Zappa avait un langage absolument unique. Il nous disait récemment : « Il n'est pas vraiment pop, mais il est quand même une pop star ; il ne fait pas vraiment du rock, mais il est quand même une rock star ; il ne fait pas vraiment du jazz, mais il est entouré de musiciens de jazz ; enfin, il n'est pas vraiment un « compositeur sérieux », mais il a étudié les travaux de Nicolas Slonimsky, d'Edgard Varèse, etc. On ne peut le placer dans aucune catégorie… » On pourrait peut-être proposer « expressionisme baroque ». En effet, Zappa est un raconteur qui aime faire voir ce qu'il évoque, et sa musique utilise toutes les couleurs possibles, toutes les textures imaginables, pour mettre en son les fictions poétiques que lui dicte son inspiration (il ne faut pas oublier que le compositeur travaille toujours avec ses propres textes, qu'il s'agisse de composer une chanson, un théâtre musical ou un opéra, et son imagination est aussi débridée avec une plume qu'avec l'autre).

La palette stylistique de Zappa est extrêmement variée et, au fil de la soixantaine d'albums qu'il a publiés de son vivant, il était chaque fois étonnant de découvrir la direction qu'il avait choisi de prendre, passant d'une musique pop ultra cynique à un projet dans le style doo wop des années 1950, puis d'un ballet truffé de musique concrète à une suite de « musique de chambre électrique », avant d'y aller d'un opéra psychédélique avec orchestre symphonique, suivi d'un programme jazz pour big band…

En 1985 le Kronos Quartet et l’Aspen Wind Quintet donneront des créations de Zappa, et ce dernier fera paraître à partir de 1984 plusieurs exemples de son travail sur le Synclavier. Il lancera sa dernière tournée « rock », avec un ensemble de 12 musiciens, en 1988. En 1991, il répondra positivement à l’invitation de l’Ensemble Modern, de Francfort, et construira pour eux le programme The Yellow Shark, dont les concerts donnés en 1992 seront les derniers auxquels il pourra participer avant de se retirer chez lui pour préparer dans son studio quelques dernières productions.


Réjean Beaucage a dirigé un numéro de la revue Circuit, musiques contemporaines consacré à Frank Zappa (vol. 14, no 3, 2004). Il a également signé la préface du livre de Jean-Sébastien Marsan Le Petit Wazoo – Initiation à l’œuvre de Frank Zappa (Triptyque, 2010). Il est aussi l’auteur d’un parcours de l’œuvre de Frank Zappa publié sur le site de la médiathèque de l’IRCAM en septembre 2013 (http://brahms.ircam.fr/frank-zappa).

Zappa, Montréal, et Kent Nagano

Zappa a entretenu une relation particulière avec Montréal, y élisant même domicile durant 2 semaines à l’occasion d’une résidence avec son groupe The Mothers of Invention au bar New Penelope. À cette occasion, Nick Auf des Maur écrivait dans un article paru dans The Gazette le 14 janvier 1967 : « Zappa, qui ressemble vaguement à Raspoutine, entraîne son groupe à travers une série d’arrangements parmi lesquels on reconnait la Symphonie no 40 de Mozart, Les Planètes de Holst et beaucoup de Stravinski à la Zappa. » Durant cette période, Zappa et son groupe ont également enregistré la musique du court métrage Ride For Your Life de Robin Spry, une production de l’ONF. On sait aussi que Zappa a enregistré en studio à Montréal avec Robert Charlebois en juin 1974 (pour la chanson Petroleum, parue sur l’album Swing Charlebois Swing). Enfin, le disque Imaginary Diseases, qui documente la tournée de son ensemble Petit Wazoo, contient deux pièces (dont l’une s’intitule simplement Montreal) enregistrées lors d’un concert donné au Forum de Montréal le 27 octobre 1972.

Considérant que Kent Nagano est le chef qui dirigeait le London Symphony Orchestra lors de la création d’un grand nombre d’enregistrements de pièces pour grand orchestre de Zappa, on peut dire qu’il était temps que le directeur musical de l’OSM nous offre enfin en concert son interprétation de ce répertoire ! « Vous savez, me dit-il lorsque je le rejoins par téléphone lors d’un transit dans un aéroport allemand, le plus étonnant, c’est que je n’ai pas dirigé la musique de Frank Zappa depuis 1984 ! Après nos collaborations, j’ai gardé de très bonnes relations avec lui et avec sa famille, je l’ai d’ailleurs visité quelques jours avant son décès, mais je n’ai jamais rejoué sa musique... » C’est donc une double primeur que nous offrira l’OSM !

Lorsque Kent Nagano a contacté Zappa en 1981, c’était dans le but de jouer sa musique avec le Berkeley Symphony Orchestra, qu’il dirigeait depuis 1978, mais le compositeur cherchait lui-même un chef pour un projet d’enregistrement de ses œuvres symphoniques ! « On sait que Zappa aimait bien encourager les jeunes musiciens - il disait à la blague que c’était parce que ça coûtait moins cher ! - et il m’a donc offert de diriger les enregistrements du London Symphony Orchestra. » De toutes les œuvres qu’il a créées à cette occasion, pourquoi choisir de jouer Bogus Pomp avec l’OSM ? « Pour moi, c’est l’une des meilleures que nous ayons enregistrées. Zappa avait à l’occasion des illuminations, des traits de génie, mais je pense qu’il avait de la difficulté avec les grandes formes, qui manquent souvent chez lui de structures formelles conventionnelles. Ce n’est pas le cas de Bogus Pomp, qui est structurellement très brillante. J’ai hésité avec Mo ‘N Herb’s Vacation, qui est un véritable poème symphonique, et très drôle. Mais je crois que Bogus Pomp partage des thématiques avec la Cinquième de Beethoven, également au programme. » De toutes les pièces de Zappa que Kent Nagano a dirigées, la grande Sinister Footwear est la seule à n’avoir pas été enregistrée... « Oh, mais c’est qu’elle est inachevée, commente-t-il. Peut-être devrait-on demander à Dweezil de la terminer ! » Ah ! Demandons-lui !

 

Dweezil : Laval et ailleurs

Quand Esa-Pekka Salonen donnera le coup d’envoi, ce 23 octobre, pour la création de la version concert de 200 Motels de Frank Zappa, et que le Los Angeles Philharmonic s’ébranlera sur la scène du Walt Disney Concert Hall, Dweezil, le fils de Frank, sera sur la scène du Théâtre Granada, à Sherbrooke, avec son groupe Zappa Plays Zappa*. Rejoint par téléphone, le musicien s’est dit évidemment déçu de ne pas pouvoir assister à cette première : « Oui, ce sera probablement un événement fantastique, et ce sera aussi repris en Angleterre le 29 octobre [par le BBC Concert Orchestra et le chef Jurjen Hempel]. Je suis certain que si ça se passe bien, il y aura d’autres orchestres qui voudront s’y frotter. »

Dweezil parle depuis longtemps déjà du projet d’un concert mêlant son groupe rock et un orchestre symphonique (comme la version finale de 200 Motels, justement), et lorsque je lui dis que Kent Nagano a suggéré qu’il pourrait peut-être terminer la partition de Sinister Footwear, il est surpris : « Quoi, elle est inachevée ? Faudra que l’on regarde ça ! » Je crois que maestro Nagano estime surtout que la pièce, bien que complétée, aurait mérité une maturation que le compositeur, décédé trop tôt, n’a pu lui offrir. « J’étais à l’enregistrement lors des sessions avec le London Symphony Orchestra, précise Dweezil, et ils ont joué Sinister Footwear, en effet, mais on sait que Frank n’était pas entièrement satisfait de ces enregistrements [il en a fait largement état dans les notes du disque LSO Volume II]. C’est certainement l’une des pièces qui est sur notre liste, en version rock, pour une prochaine tournée. » D’ici-là, n’hésitez pas à aller voir Dweezil et son groupe interpréter Roxy & ; Elswhere, c’est très certainement aussi un classique dans son genre !

* C’est l’un des sept arrêts que fait au Québec la tournée célébrant le 40e anniversaire de l’album Roxy & ; Elsewhere, enregistré en concert par Frank Zappa avec ce qu’un bon nombre de ses fans considèrent comme la meilleure incarnation de ses Mothers (les autres dates sont : Laval [22], Saint-Hyacinthe [24], Saint-Jean-sur-Richelieu [25], L’Assomption [26], Québec [27] et Rimouski [28]).


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