Jazz : La ronde des disques (Prise 2) Par Marc Chénard
/ 1 décembre 2012
English Version...
Version Flash ici.
Sorties américaines
En 2012, le pianiste Robert Glasper a certainement défrayé la chronique. La sortie de son Black Radio au printemps dernier lui a valu des profils dans les grands magazines et des tournées de concerts très médiatisés. Fort de ce succès, il récidive avec un «Remix EP» (Blue Note 04820-26), question de presser le citron à sec. Dans le matériel promotionnel, on énumère toutes sortes de musiques, dites «urbaines », le jazz étant relégué au quatrième ou cinquième rang. L’écoute confirme la chose, si bien qu’il est difficile de repérer où dame Jazz est au juste. La rythmique se résume à des riffs répétitifs monotones, l’improvisation existe à peine, du moins dans le sens d’excursions instrumentales, le pianiste plaque à peine quelques accords, le langage harmonique est minimal, tout cela soumis à un travail de montage relevant de la musique pop contemporaine. Que M. Glasper s’adonne à cette démarche est bien de son droit, mais que lui et ses promoteurs surtout tentent de nous faire avaler ce poisson n’est rien d’autre que de la fausse représentation.
Musicien qui ne passe pas inaperçu non plus, quoique pour une raison fort différente, le saxophoniste Ravi Coltrane a un rapport unique au jazz. Certes, son patronyme y est pour quelque chose, mais apprécions-le pour ce qu’il fait et non pour ses antécédents familiaux, même s’il joue exactement les mêmes instruments que son paternel. Après avoir fait ses armes avec Elvin Jones (encore une autre connexion) et réalisé plusieurs disques chez RCA, il rejoint ici les rangs de l’écurie Blue Note, marquant son entrée avec Spirit Fiction (Blue Note 1893727 ). Coltrane fils s’est entouré de deux quartettes différents et d’invités spéciaux dont Joe Lovano et Ralph Alessi (trpt.). Le chef, lui, ne signe que trois des onze plages de l’album, trois autres étant de courtes improvisations de groupe (dont deux versions de la pièce-titre), trois autres par le trompettiste et deux attribuées à Ornette Coleman et à Paul Motian respectivement. Véritable disque de studio, la musique y est soigneusement réalisée, assez songée dans l’ensemble, avec une pincée de moments plus relevés. Dans son ensemble, cette production a les allures d’une carte de visite, question de bâtir des tournées et de lui donner la chance d’explorer un peu plus le matériel contenu dans ce disque bien… contenu.
Sorties européennes
France
Le pianiste hexagonal Baptiste Trotignon est à tout point de vue typique du jazzman moderne. Peu enclin à se cantonner dans un créneau bien défini, il part sur une autre tangente avec chaque nouveau disque. Après des offrandes studio en solo et live en quartette, il aborde ici la musique vocale dans Song Song Song (naïve 622411 ). S’entourant de quatre chanteuses différentes, dont la très courue Melody Gardot, le claviériste propose des chansons de divers répertoires, entrecoupées de plages instrumentales. Chose intéressante, il s’efforce de justifier sa démarche en remplissant quatre pages du livret. Si c’est un «format chanson donc, mais hors format» (comme il le dit), on le lui concède, mais espérons qu’il tournera la page rapidement.
Le saxo alto Pierrick Pédron a déçu l’été dernier au FIJM avec un projet électrique terriblement convenu. Mais en abordant la musique de Monk (Kubic’s Monk, Act Records 9536-2 ), on ne désespère pas. Onze thèmes du pianiste sont repris ici dans une formation réduite avec basse et batterie, agrémentée du trompettiste Ambrose Akinmusire sur trois plages. On félicite Pédron d’avoir choisi les titres plus obscurs de ce répertoire et en l’absence du piano, il se laisse aller davantage. Toutefois, les explorations sont brèves, car deux pièces seulement dépassent le cap des cinq minutes. Si seulement on avait entendu la musique de ce disque l’été dernier…
Pays-Bas
Il a fallu au batteur Han Bennink près de 40 ans pour qu’il se présente comme chef de son groupe. Second disque de son trio, Bennink & Co. (Ilk Records, ) est arrondi par deux jeunes, un pianiste danois (Simon Toldam) et un Belge allemand (Joachim Badenhorst aux anches). Le répertoire comporte des originaux de ses complices, des improvisations collectives, une jolie mélodie de Billy Strayhorn et un obscur standard (Meet Me Tonight in Dreamland). En tout et partout, une musique ludique qui s’apprivoise très bien, même par les néophytes.
En 2010, le saxophoniste et compositeur Willem Breuker a passé l’arme à gauche. En début d’automne, sa formation, le Kollektief, fit ses adieux à notre public lors d’une ultime tournée nord-américaine. S’il y a un groupe prêt à porter le flambeau, l’ensemble I Compani du saxo Bo van de Graff pourrait être l’élu. Par le passé, le chef a consacré des disques à l’opéra Aïda, au film Le dernier tango à Paris (repris ici en version concert dans le second des deux disques de cette parution), à la nourriture et ici aux divas de cinéma, de Mae West à Maria Schneider (Garbo, ICDISC NL 1202 03 ). Avec sept à huit autres comparses, cette troupe est comparable à celle de Breuker en effectif et sème également une joyeuse zizanie dans sa musique. Et que dire de la pochette délirante en carton qui se déplie presque en accordéon?... Mais qu’ils sont fous ces bataves…
(Se procurer chez: www.toondist.com).
Danemark
Prisée par les saxos, la formule trio sans piano est plutôt rare pour les trompettistes. Le «Tom Trio» (ILK records 193CD ) en est un. Tom Dabrowski signe ce disque avec deux bons complices rythmiciens et tire bien son épingle du jazz dans onze plages de son cru, le tout bien ficelé en moins de 50 minutes.
Avec trois Américains invités à ses côtés, le pianiste danois Jacob Anderskov dirige une séance brève de moins de 40 minutes dans Granular Alchemy (ILK Records 195CD ). Brouillant les pistes entre l’écrit et l’improvisé, le pianiste offre une musique très organique, respirante de liberté, sans trop se perdre dans des méandres. (Ces deux derniers titres et celui de Bennink sont disponibles sur le site du label: www.ilkmusic.com.
Pianos d’ici et d’ailleurs
Matt Herskowitz: Upstairs
Justin Time Just 249-2
Voici le genre de disque de jazz pour plaire aux amateurs de piano « classique ». Établi à Montréal depuis quelque temps déjà, le pianiste américain Matt Herskowitz est doué d’un bagage technique impressionnant ancré dans la grande tradition romantique. De toute évidence, il peut nous en mettre plein les oreilles. Pourtant, dans ce récital solo capté au Upstairs Jazz Bar de Montréal l’an dernier, il offre une prestation assez mesurée dans l’ensemble, minimisant les fioritures. La musique classique, elle, se fait entendre dans sa touche, mais aussi dans le répertoire incluant des relectures de Bach et de Schumann. Le jazz en revanche surgit aussi, spécialement dans ses deux longues escapades sur des thèmes de Gershwin, comme l’éternel I’ve Got Rhythm où il cède enfin à la tentation en y allant d’un feu d’artifice digne de notre bon vieux O.P. (comme dans Peterson).
Alexander von Schlippenbach (piano solo): plays Monk
Intakt Records Intakt CD 207
Père fondateur de la musique improvisée européenne des années 1960, le pianiste allemand Alexander von Schlippenbach s’est souvent écarté de la note bleue américaine, sans la renier totalement. Preuve à l’appui, ce disque, en solo également, se situe dans le prolongement de « Monk’s Casino », cette ambitieuse entreprise en quintette reprenant toutes les compositions de Thelonious Monk (70 !) en un peu plus de trois heures. Seul devant son clavier, il interprète dix thèmes du Maître, intercalant entre eux autant de miniatures improvisées, la plupart d’à peine une minute. Plus que toute autre musique, celle de Monk se prête bien à l’abstraction, vu ses ambiguïtés harmoniques et ses mélodies biseautées, ce qui fait d’elle un excellent tremplin à des improvisations des plus rangées au plus débridées. Schlippenbach, quant à lui, penche vers la seconde option, avec bien sûr un brin d’irrévérence. Et c’est tant mieux.
Les malcommodes
Effendi FND 123
Après trois disques mettant des souffleurs en vedette, le pianiste helvète immigré au Québec Félix Stüssi propose cette fois-ci un trio collectif avec ses fieffés complices, le vétéran Daniel Lessard à la contrebasse et le polyvalent batteur Pierre Tanguay. Dans cette généreuse surface de plus de 74 minutes (un peu longuette), le groupe s’attaque à 11 pièces, toutes sauf deux signées par le pianiste, les autres par Monk (Four in One) et Horace Silver (Peace). Extraites de trois séances en 2010 et 2011, dont une publique, les pièces permettront à l’auditeur d’apprécier la belle chimie entre les musiciens rehaussée d’une certaine variété stylistique, recoupant la ballade, le swing vigoureux et quelques numéros aux formes plus ouvertes. En dépit de son nom, ce trio n’a rien de particulièrement dérangeant, ou « malcommode » si l’on veut. La tradition du piano trio jazz se porte bien merci et ces messieurs contribuent à son état de santé.
English Version... |
|