Hommage à Elliott Carter Par Philip Ehrensaft
/ 1 décembre 2012
Version Flash ici.
Dans les archives : SM4-4 décembre 1998
Il y a 14 ans, nous pensions publier un hommage sous forme de rétrospective passant en revue la carrière d’Elliott Carter qui, alors âgé de 90 ans, était le plus grand compositeur vivant en Amérique du Nord. Mais qui l’eut cru? Il lui restait en fait 13 années d’une bouillonnante créativité! La principale salle de concert new-yorkaise consacrée à la nouvelle musique, le « 92nd Street Y », a célébré le 103e anniversaire d’Elliott Carter en décembre 2011, avec un concert qui présentait neuf pièces composées au cours des trois années précédentes. Par ailleurs, Bridge Records a publié un magnifique double CD d’œuvres du compositeur centenaire.
Il était déjà assez impressionnant qu’il continuât de travailler alors que la plupart de ses contemporains avaient pris leur retraite depuis des décennies, mais le plus incroyable, c’est qu’il avait atteint la pleine maîtrise de son art au cours des dernières années de sa vie. Le pianiste virtuose et auteur Charles Rosen comprend mieux que quiconque cette musique à la fois lyrique, d’une folle complexité et d’une rigueur parfaite. Le 28 décembre 2011, dans le blogue du New York Review of Books, Rosen affirmait que le Double Trio qui figurait au programme du concert donné au 92nd Street Y était l’une des œuvres les plus accomplies de cette très longue carrière.
Les photos d’Elliott Carter le montrent toujours souriant, et ce n’était pas une pose; il était vraiment d’un naturel chaleureux. J’ai eu la chance de l’observer au Festival de musique contemporaine de Tanglewood, où il collaborait avec le quatuor Arditti et Ursala Oppens à l’enregistrement de son nouveau quintette. La tristesse ressentie dans les milieux de la musique moderne n’est pas seulement inspirée par la perte d’un grand compositeur, mais aussi par la disparition d’un génie dont la constante bonne humeur réchauffait le cœur de tous ceux qui le côtoyaient.
Tout comme Elliott Carter savait juxtaposer les phrases musicales, tempérons notre peine par la joie que nous inspire le plus long parcours de créativité et d’innovation que la musique ait connu à ce jour. Philip Ehrensaft / Traduction: Anne Stevens
Le projet musical proposé par M. Carter a permis d’ériger de nouvelles structures de temps aussi complexes que les structures de timbre et d’harmonie établies par la musique classique d’avant la Première Guerre mondiale. Il a créé une musique unique faite de juxtapositions et de combinaisons entre temps réel et temps subjectif, entre littérature moderne et musique, opposant plusieurs instruments, voire plusieurs orchestres à la fois, qui poursuivent des pistes indépendantes.
Carter a reçu son baptême musical du grand pionnier de la musique avant-gardiste américaine, Charles Ives. Il était déjà au fait des démarches d’Henry Cowell, lequel a inventé une nouvelle musique d’une densité explosive. Puis, à Vienne, à l’âge de 17 ans, il a découvert les premières compositions atonales de Schönberg.
Sa formation académique, par contre, l’a amené vers le néoclassicisme. Après des études à Harvard avec Walter Piston (1926-1932) et Nadia Boulanger (1932-1935) à Paris, M. Carter, désormais francophile, est rentré à New York en tant que compositeur néoclassique affirmé.
Sa sonate pour piano de 1946 annonçait une volte-face. L’organisation rythmique de la sonate, composée d’éléments inhabituels et complexes, s’est transformée en un flux rapide de mutations, rappelant celui d’un jazz improvisé, sans la pulsation constante ou syncopée des rythmes afro-américains. M. Carter adorait dans le jazz cet esprit de libération qu’il a tenté de capturer par une nouvelle organisation de la musique formelle et extrêmement stricte, où l’improvisation et les aléas n’avaient pas leur place. «Focused freedom», c’est ainsi qu’il allait désormais décrire sa démarche.
En 1951, M. Carter quittait New York pour l’isolement du désert de l’Arizona afin de composer son premier quatuor, sa première œuvre de maturité. Avec ce quatuor, il s’est rapproché de la «modulation métrique» par laquelle il a combiné de nouvelles formes de temps menant à des permutations rythmiques permettant la transition d’un mouvement à un autre. Cette nouvelle façon de faire se retrouvera d’une œuvre à l’autre pour finalement presque devenir le leitmotiv du compositeur.
Avec son premier quatuor, M. Carter a commencé à aiguiller les instruments d’une même œuvre vers des pistes indépendantes qui se rejoignent au moment opportun lors d’interactions complexes. Le résultat se traduit par une musique passionnée et constamment en mouvement.
À 43 ans, Elliott Carter est sorti d’une relative obscurité en remportant deux prix Pulitzer aux États-Unis, le prix Ernst von Siemens en Allemagne et en étant admis à l’Ordre des Arts et des Lettres en France. Dès 1951, il a travaillé soigneusement à la création d’une œuvre majeure livrée environ tous les trois ans.
Il a poussé son système de modulation métrique de plus en plus loin. Ainsi, il a analysé les talas indiens, les systèmes de rythmes arabes et balinais, la musique radicale du jeune Henry Cowell, la musique occidentale du XVe siècle, celle de Scriabine et d’Ives. Comme Schönberg, qui avait créé une musique sans centre de tonalité, M. Carter a monté un système de temps musical sans centre métrique. Comparés aux premières écoutes de la musique sérielle, les flux rythmiques de cette nouvelle musique très radicale font appel plus directement aux instincts et aux passions de l’auditeur.
Vers 1973, alors que M. Carter s’approchait de l’âge normal de la retraite, son rythme de production s’est accéléré! Durant les années 1980, il a mis un nouvel accent sur une musique vocale basée sur ses poètes préférés.
L’âge n’a ralenti ni la productivité ni la créativité de M. Carter. Au contraire, lors de la création de son Quintette pour piano et quatuor à cordes (1997) à Washington le 18 novembre 1997, il affichait une vigueur peu commune. Ses ultimes compositions reflètent la vitalité et la volonté d’élargir et d’approfondir son univers musical qui l’ont accompagné jusqu’à la fin de sa vie. |