Jazz : La ronde des disques Par Marc Chénard
/ 1 novembre 2012
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On a beau sonner le glas du support compact, rien ne semble indiquer sa disparition imminente. Les mois se suivent et les albums arrivent de tous bords, tous côtés, la période automnale étant particulièrement féconde en nouveautés. Sans plus tarder, passons à la pile d’écoute, question de se mettre à jour au rayon disque.
Sorties québécoises
Le mois dernier, nous annoncions la sortie du disque du Ratchet Orchestra de Nicolas Caloia pour le dernier jour d’octobre. Sur Hemlock (Drip Audio), près de 30 musiciens interprètent les compositions de leur chef et contrebassiste, celui-ci s’inspirant, entre autres, de l’Arkestra de Sun Ra. Une belle réalisation que l’on peut se procurer sur le site du label (dripaudio.com). À voir aussi : plusieurs pièces de la séance d’enregistrement sur YouTube.
L’esthétique ECM, vous aimez ? Le trompettiste Jacques Kuba Séguin rend hommage à l’un des musiciens emblématiques de la maison, Tomas Stanko, dans son Litania Projekt (OddSound Records). Entouré de trois musiciens de chez nous et un invité, le violoniste polonais Adam Baldych, le chef réussit cependant à déborder l’atmosphère introspective des premières pièces en faisant lever la musique dans les plages de la seconde moitié, rehaussées de solides solos de sa part. À quand la suite ?
À l’écoute de l’enregistrement de la contrebassiste Patricia Deslauriers (Lucky Lucky – Disques Silence), on se croirait encore plus dans le giron du label allemand : lyrisme contemplatif, tempos lents, instruments résonants, bref, tous les ingrédients y sont. Avec Guy St-Onge, pno, et Paul Brochu, btr., la dame s’est entourée de pros, comme elle, mais on aurait quand même voulu un petit plus de pétillant, esquissé à peine dans la dernière des dix pièces instrumentales, toutes de la plume de… Richard Desjardins.
Elle joue de la contrebasse, mais elle chante aussi. Pas la nouvelle star américaine Esperanza Spalding, mais son alter ego canadienne Brandi Distherheft. Après un premier disque aux saveurs pop, la voici de retour avec Gratitude, également sur Justin Time. Entourée de musiciens de New York, où elle vit maintenant, la bassiste offre un programme nettement plus jazzé ici, dans un mainstream de bon aloi bien sûr. Un bémol cependant : une prise de son qui met la basse beaucoup trop en avant.
Paru le printemps dernier sur l’étiquette américaine Origin, Swim marque une nouvelle étape dans la carrière du saxo ténor Joel Miller. D’une part, il accueille un invité de marque, le pianiste new-yorkais Geoff Keezer; d’autre part, il offre un programme de musiques très composées, si bien que les solos de saxo paraissent même écrits. On notera aussi son jeu, beaucoup plus vigoureux et affirmé que par le passé, nous laissant souhaiter qu’il continue dans cette voie et nous révèle son plein potentiel. (www.origin-records.com)
Pour tout jeune musicien, un premier disque à son nom est un événement marquant. Dans Cahier (production d’artiste), le batteur Simon Delage signe son premier opus discographique, dirigeant un quartette d’instrumentation classique (piano, basse, batterie, saxo alto). De la besogne bien faite, mais difficile de déceler quelque chose de particulièrement distinctif ici, à moins que ce soit le piano électrique grêle qui se fait entendre sur les trois premières plages. Comme le disait le regretté Bill Dixon à ses étudiants : « Les gars, vous êtes bons, mais jouez-moi maintenant quelque chose que je n’ai jamais encore entendu. »
Parutions canadiennes
De passage en ville le mois dernier au Off Festival de Jazz, le talentueux polyinstrumentiste torontois Kyle Brenders (saxos, clarinettes) a offert une solide performance à la tête du quartette entendu sur ce disque (Offset, 18th Note Records). Son jazz est résolument contemporain de style et il effleure autant la musique free qu’une certaine musique de chambre aux timbres subtilement nuancés. On pourrait voir un certain parallèle avec la musique d’Anthony Braxton dans les compositions ou Ken Vandermark et son quintette, mais en moins bavard.
De la capitale nationale, Ottawa, le quartette sans piano du trompettiste Craig Pederson livre dans Days Like Today (autoproduction) sa version de free bop, caractérisée par des thèmes assez concis, question de mettre la table pour des improvisations mélodiques libres sur une rythmique propulsive de basse et de batterie. Le chef et l’altiste Linsey Wellman sont surtout mis en évidence dans les dix compositions originales de l’album, leurs accompagnateurs remplissant leur rôle de soutien avec efficacité, mais peut-être pas avec le plus grand panache.
À la fois propriétaire du club The Cellar à Vancouver, gérant du label-maison et saxophoniste professionnel, Cory Weeds ne chôme pas. En effet, il a publié deux disques cette année, soit Just Like That et, plus récemment, Up a Step (un hommage à Hank Mobley, le champion ténor des poids moyens, comme Dexter Gordon l’a appelé). Si Vancouver s’est fait connaître par ses musiques plus audacieuses, Weeds réussit mieux que tout autre à défendre le terrain plus traditionnel, les deux disques étant des pièces à conviction… du moins dans le genre.
Américaine d’origine mais Vancouvéroise d’adoption, la pianiste Lisa Miller compte parmi les artistes les plus originaux de cette ville, voire au pays. Sa quatrième production Q Waterwall (sur son label GreenIdeas) lui permet d’affirmer son originalité en utilisant différentes préparations sur son instrument, mais en s’inspirant autant de musiques improvisées que classiques contemporaines et ethniques dans ses compositions. Outre la basse et la batterie, la pianiste est appuyée d’un violoncelle et d’un violon alto dans cette production des plus réussies. (www.lisacaymiller.com)
Le mois prochain : Parutions américaines et européennes.
Histoire(s) en musique
Devant la masse de disques qui inondent le marché, le mélomane – comme les critiques – ne sait pas toujours où donner de la tête, sinon de ses oreilles. Bon an mal an, quelques enregistrements d’exception se détachent du lot, même s’ils sont parfois submergés dans le raz-de-marée des nouveautés. En voici deux qui méritent une attention particulière.
Leo Smith : Ten Freedom Summers
Cuneiform 350/351/352/353
www.cuneiformrecords.com
Projet ambitieux s’il en est un, cette grande fresque du trompettiste d’avant-garde Leo Smith s’étale sur pas moins de quatre disques compacts, chacun d’eux de plus d’une heure. Il signe du reste toute la musique (19 pièces au total), interprétée par son propre ensemble, le Golden Quartet (ou Quintet, ce dernier avec deux batteurs) ainsi que le Southwest Chamber Music Ensemble, formation de musique contemporaine de Californie. Au printemps dernier, Smith en joua des extraits au festival de Victoriaville; ici en revanche, il nous offre toute l’histoire (ou presque, car il avait d’autres morceaux pour remplir un cinquième CD, mais quatre semblaient suffisants pour le label). Sans nostalgie stylistique aucune, Smith s’inspire principalement des luttes de l’Amérique noire des années 1950 et 1960 pour livrer une œuvre éminemment personnelle, à la hauteur de ses exigences artistiques. Ni free jazz extatique ni musique contemporaine ésotérique, celle de Smith conjugue efficacement la vitalité de l’un avec les trouvailles compositionnelles de l’autre, la résultante étant une synthèse bien achevée, à l’image de son créateur qui, l’an dernier, fêtait ses 70 ans. Voici une musique qui ne s’écoute pas seulement, mais qui se vit.
Gunther Sommer : Songs for Kommeno
Intakt CD 190
www.intaktrec.ch
Si le disque précédant se distingue pour sa vision musicale, celui-ci se démarque par le sujet qu’il aborde. Kommeno est un hameau en Grèce qui fut le théâtre d’un massacre perpétré par les soldats d’occupation allemands en août 1943. Le batteur Gunther Sommer, lui, vient de Dresde, le hasard voulant qu’il soit né quelques jours à peine après cette tragédie. En 2008, il se rendit à un festival organisé par ce village et prit connaissance de cet événement inconnu pour lui. Et pour comble, on le présenta à deux survivants. Imaginez qu’on vous assoie devant une vieille dame qui vous fixe du regard sans mot dire pendant 20 minutes… Bouleversé, Sommer décida sur le coup d’élaborer un projet musical qui voit maintenant le jour sur l’étiquette suisse Intakt. À ses côtés, on retrouve trois instrumentistes grecs et la chanteuse Savina Yannatou, cette dernière livrant des mélopées langoureuses, pour la plupart sans paroles. Plutôt que d’évoquer la violence inouïe, abordée dans le copieux livret d’accompagnement de 150 pages (!) – et trilingue par surcroît, grec, anglais et allemand –, la musique se déploie comme une litanie, à la fois sombre et recueillie, mais se terminant sur une note un peu plus enjouée dans la finale de cette suite d’une heure. À la parution de ce numéro, ce projet tourne en Allemagne avec une performance au réputé festival de jazz de Berlin. Émouvant. English Version... |
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