Alain Lefèvre, défenseur de la musique Par Wah Keung Chan
/ 1 avril 2012
English Version...
Version Flash ici.
Alain Lefèvre est le champion de nombreuses causes. Mieux connu pour avoir fait connaître l’œuvre du compositeur canadien André Mathieu, le virtuose se lance dans un nouveau projet: au cours des cinq prochaines années, il se consacrera à un compositeur différent tous les ans. Heureusement qu’il ne dort que quatre à cinq heures par nuit, parce que son emploi du temps, qui comprend des tournées, une émission à Espace musique et une myriade d’activités en faveur de la musique et des jeunes musiciens, ne lui laisse guère le loisir de roupiller!
L’année dernière, le grand projet du pianiste était de ressusciter la version originale (1926) du Concerto pour piano no 4 de Sergueï Rachmaninov, qui vient de sortir sous étiquette Analekta. Après sa création à Philadelphie en 1927, l’œuvre n’avait été jouée que trois fois avant que le compositeur décide de la retirer, en 1928, pour y effectuer des coupures importantes. Encore insatisfait, Rachmaninov a continué à l’abréger, jusqu’à sa dernière mouture, en 1941.
Pour Lefèvre, ce parcours a commencé il y a cinq ans, alors qu’il était à Londres pour jouer le Concerto pour piano no 2 de Rachmaninov à l’Albert Hall. Après le concert, une femme lui a remis une copie du manuscrit original, dont la succession Rachmaninov avait autorisé la publication en 2000. Puis, il y a trois ans, Kent Nagano a demandé à Lefèvre de faire un disque avec lui, et c’est alors que le virtuose lui a suggéré cette partition inconnue, plus le Prométhée de Scriabine.
Selon Lefèvre, la collaboration avec Nagano était fondée sur le respect mutuel. «Nous avons passé six heures en tête-à-tête, à parler et à travailler. Je l’ai beaucoup écouté. Je l’admire énormément, autant l’homme que le musicien.»
Pour Lefèvre, la version de 1926, qui fait 1016 mesures, est totalement différente de la version de 1941 qui n’en compte que 824. «La version originale est l’une de ses plus belles œuvres, dit-il. Celle de 1941 est très hollywoodienne. À ce moment-là, le virtuose qu’avait été Rachmaninov vieillissait, et il a probablement laissé de côté les passages plus épineux pour éviter de décevoir son public.»
«Dans le premier mouvement, il y a un immense crescendo, un peu à la Bruckner, explique le pianiste. Dans la version de 1941, cela ne dépasse pas quatre pages, alors que l’original y consacre une bonne douzaine de pages. L’interaction entre l’orchestre et le pianiste est très difficile sur le plan rythmique. L’œuvre présente de nombreux défis, en particulier dans le troisième mouvement.» Pour ne rien oublier, il inscrit son doigté au-dessus de chaque note, comme il me l’a montré en ouvrant sa partition.
La première de ce concert de Lefèvre avec Nagano et l’OSM a eu lieu à la salle Wilfrid-Pelletier en mai dernier, mais la captation était prévue pour la Maison symphonique. À l’occasion des festivités entourant le 75e anniversaire de Radio-Canada, le concert a été repris une deuxième fois en septembre, permettant un premier enregistrement dans la nouvelle salle. «Elle est magnifique, en dit-il justement. Les pianistes veulent être capables de tout entendre, jusqu’au plus petit son.»
En fait, il y a eu une troisième représentation, car Lefèvre a joué le programme à deux reprises ce soir-là, avec un entracte; c’est surtout le deuxième concert de la soirée qu’Analekta a utilisé pour l’enregistrement.
Lefèvre parle de cette aventure avec candeur. «En mai, j’ai eu le trac pour la première fois à l’idée de jouer cette œuvre, confie-t-il. Après avoir de nouveau senti cette nervosité pendant l’été, j’ai décidé d’examiner l’œuvre de manière plus approfondie.» Même si le pianiste anime sa propre émission de radio, il déteste s’entendre, et c’est pourquoi il donne carte blanche à son ingénieur du son, Carl Talbot. «Je ne perds pas de temps dans le studio, dit-il. On n’a presque jamais de reprises à faire.»
Non content de défendre les œuvres d’«illustres oubliés» (il est fier d’avoir vendu 50 000 exemplaires de ses cinq CD consacrés à Mathieu et d’avoir fait connaître ce compositeur dans le monde entier), Lefèvre se tourne vers la musique contemporaine. Au Festival de Lanaudière cet été, il fera la création des 24 Préludes pour piano de François Dompierre, œuvre d’une durée de deux heures qu’il était censé créer l’an dernier. Il la défendra ensuite en tournée à Washington et dans cinq autres villes. Il s’agit d’un projet qu’il nourrit depuis deux ans. En janvier 2013, ce sera la création du Concerto de l’Asile de Walter Boudreau avec l’OSM–une commande de Radio-Canada. «Il est important de défendre les compositeurs d’aujourd’hui», souligne Lefèvre, qui aimerait que d’autres musiciens lui emboîtent le pas. Pense-t-il avoir une influence sur les compositeurs ? «Ils connaissent ma réputation de “populiste”. Je me sens mieux à même de défendre la musique si elle obtient la faveur du public.»
Tout récemment, Lefèvre s’est fait le champion d’une valorisation de l’enseignement général des arts. La mode est aux concours et aux dons d’instruments à de futures vedettes, mais l’avenir de la musique classique l’inquiète. «Il faut former la prochaine génération de mélomanes et d’amateurs d’art, dit-il. Autrefois, il y avait cinq ou six concours de piano de haut vol, il en existe maintenant une centaine. Que feront 300 lauréats de premiers, deuxièmes et troisièmes prix pour survivre? Les artistes classiques ne participent que rarement aux festivités de la Fête du Canada et de la Saint-Jean. Le public est vieillissant, et les gouvernements doivent investir dans les arts, au nom de la civilisation.»
Pour sa part, Lefèvre est ravi de se rendre gratuitement dans les écoles pour initier 20 000 enfants par année à la musique classique. L’an prochain, il veut mettre sur pied une série de concerts pour les jeunes musiciens avec l’Orchestre symphonique de Québec, afin d’«essayer de faire bouger les choses»
www.alainlefevre.com
Traduction: Anne Stevens English Version... |
|