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La Scena Musicale - Vol. 17, No. 6 mars 2012

Yin/yang : Les entrepreneurs en musique à Montréal

Par Crystal Chan / 1 mars 2012

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Comment balancer l'art avec le business ?Leurs chemins s’étaient croisés au moment où ils grandissaient ensemble à Ottawa, puis comme étudiants à l’Université McGill, mais ce n’est que des années après l’obtention de leur diplôme qu’ils se sont retrouvés dans un engagement de courte durée. Entre-temps, Pemi Paull et John Corban avaient accumulé des années d’expérience au sein d’orchestres et d’ensembles établis en plus d’en avoir créé de nouveaux. Après cette rencontre, Corban s’est mis à participer régulièrement au Magic Castle Chamber Music Festival fondé par Paull. Les deux amis ont commencé à jouer ensemble, y compris dans l’Ensemble KORE, un pionnier de la musique nouvelle montréalaise. Ils ont alors songé à former un nouveau groupe. Leur but: promouvoir l’idée que les projets musicaux non traditionnels enrichissent la scène musicale.

En 2006, l’ensemble Warhol Dervish présentait son premier spectacle dans une galerie d’art. Le Cinquième Quatuor de Philip Glass y côtoyait Blank de Christopher Fox, une pièce microtonale sur un bourdon, et Solitude, une œuvre du compositeur canadien Scott Godin basée sur des éléments de Shine On You Crazy Diamond de Pink Floyd.

Le lieu de prédilection du groupe à l’époque, le Dervish Café, n’a inspiré qu’en partie le nom qu’il s’est donné: « Nous voulions évoquer les derviches tourneurs dont l’aspiration à transcender le matériel pour accéder à la dimension spirituelle ressemble beaucoup à notre quête comme musiciens », dit Paull. Il ajoute: « Les musiciens de formation classique tombent facilement dans le piège: ils croient que leur travail doit être constamment amélioré avant d’être présenté au public. Au contraire, la philosophie d’Andy Warhol à cet égard consistait simplement à créer, produire et vendre sans cesse son art, comme dans tout autre domaine. Warhol représente une conception de l’artiste qui est bien au fait des demandes du marché auxquelles il sait répondre, tout en conservant une voix absolument unique. [Ainsi], le nom Warhol Dervish symbolise le yin et le yang de l’artiste d’aujourd’hui. »

Plusieurs groupes ont pris forme récemment à Montréal, et la genèse de leur fondation ressemble à celle de Warhol Dervish. Leur programmation, la taille de leur formation et leur mission peuvent différer, mais ils poursuivent des idéaux communs: s’affranchir des façons de faire et du répertoire hérités du conservatoire et se consacrer à la diffusion de la musique écrite par d’autres jeunes compositeurs, canadiens pour la plupart. Qu’est-ce qui a poussé ces musiciens à allier musique et esprit d’entreprise en formant des ensembles? Comment concilient-ils les affaires et l’art, comment atteignent-ils cet idéal du musicien d’aujourd’hui: l’harmonisation du yin et du yang?


L’Ensemble Portmantô adopte une formule très souple en matière de formation instrumentale: il fonctionne grâce à une banque d’interprètes recrutés à tour de rôle pour jouer certaines partitions. Le directeur artistique, Mark Bradley, parle d’un « modèle de formation qui permet de présenter une plus grande variété de musique de chambre peu connue que ne le permettent les ensembles instrumentaux à formation fixe ». Sans avoir encore gagné une audition pour faire partie d’un ensemble important, ou ne souhaitant pas le faire, les musiciens sont presque dans l’impossibilité de payer leurs factures s’ils n’acceptent pas toutes sortes d’engagements. Le modèle proposé ici représente une ressource que ces jeunes interprètes doivent utiliser à bon escient, c’est-à-dire la banque de collègues potentiels qu’ils rencontrent à l’occasion de ces engagements – ou qu’ils ont connus au cours de leurs études, dans le cas des musiciens frais émoulus des écoles.

Les ensembles émergents comptent aussi sur leurs pairs musiciens pour se faire connaître. « Il est vraiment difficile d’attirer le public à nos concerts, explique David Lapierre, directeur général et président de l’Ensemble Kô. Un travail de collaboration avec les autres ensembles fait partie de la solution. » En raison de leur taille réduite, ces formations doivent concentrer leurs efforts sur la publicité et, en ce sens, le partage des réseaux de contacts fait la différence. Dina Gilbert, directrice artistique de l’Ensemble Arkea, prétend que sans cette collaboration, le groupe n’aurait pas été en mesure de présenter la plupart de ses concerts.

Aussi peu publicisés qu’ils soient, les ensembles émergents semblent se préoccuper moins de leur visibilité que de la mise en valeur d’autres musiciens. L’une des premières choses qu’évoquent les interprètes, c’est leur raison d’être, soit la promotion de jeunes compositeurs, ce qui relaie leur autopromotion au second plan. Bien sûr, cette attitude n’est pas totalement altruiste; pour des considérations financières ou autres, les œuvres de compositeurs peu connus leur sont souvent plus accessibles. Par contre, dans leur recherche de nouveau matériel à diffuser, ces groupes déterrent aussi de nouveaux talents qui pourraient échapper, momentanément du moins, aux ensembles bien connus.

La cofondatrice du Trio ‘86, Krista Martynes, insiste pour dire qu’il est crucial de « traiter la musique contemporaine comme on traite la musique classique ». Cette année, Arkea a lancé un concours de composition avec l’aide de Codes d’accès; à la mi-février, les œuvres des finalistes ont été jouées et jugées, en partie, par l’auditoire. Le ténor de l’Ensemble Kô, François-Hugues Leclair, recrute des compositeurs prometteurs dans le cadre de son travail comme professeur de composition à l’Université de Montréal. Mark Bradley de Portmantô accorde une telle importance aux compositeurs qu’il considère « qu’ils font autant partie du groupe que nous-mêmes… Dès le début, nous les avons invités à se joindre à nous pour dresser les grandes lignes de nos orientations, d’abord en écrivant pour nous des musiques originales, puis en nous donnant des conseils sur le travail à accomplir au jour le jour ».

Les ensembles émergents occupent une position stratégique pour la découverte et la promotion de talents locaux. L’Ensemble Paramirabo ne vise pas uniquement à offrir « un tremplin pour les jeunes compositeurs canadiens » mais, selon son directeur artistique Jeffrey Stonehouse, il aimerait « leur servir d’ambassadeur à l’étranger ».

« Après avoir tiré le meilleur parti de la publicité, ajoute Bradley, le plus grand défi de Portmantô consiste à trouver les lieux appropriés de diffusion. » Ici, les groupes ont encore une fois tourné la difficulté à leur avantage. Le coût de location des salles est élevé, et celui des salles prestigieuses encore davantage. Plutôt que de maugréer au sujet des cafés, des galeries, des petites églises et d’autres espaces (même des maisons privées) qui leur sont plus facilement accessibles, ces musiciens les ont intégrés à leur mandat. Trio ‘86 cherche à « attirer sa clientèle dans les lieux les plus variés partout en ville ». D’après Krista Martynes, il est indéniable que « les performances adaptées à l’espace ont gagné en popularité depuis que la musique s’invite dans les cafés, les librairies, les usines désaffectées et les lofts ».

Le pianiste Daniel Áñez, de l’Ensemble Allogène, raconte comment la difficulté de trouver des espaces pour jouer avec un piano tout en respectant le budget a incité le groupe à « jouer des concerts dans des endroits qui atteignent différents types de publics, même s’ils ne sont pas nécessairement conçus pour la musique classique ». Ce parti pris fait écho à des initiatives récentes, depuis le mouvement international Classical Revolution jusqu’au programme Nouvelles musiques nouveaux lieux du Centre de musique canadienne et Musique de chambre sans frontières, dont le siège social est à Montréal.

Pour autant, il ne faut pas en conclure que les ensembles choisissent ces lieux seulement par nécessité, mais bien en vue d’en obtenir un effet sur le plan artistique. « Notre programmation se réclame de quelques principes importants, le premier étant qu’elle se conjugue le mieux possible avec l’espace », dit Mark Bradly. De la même façon, David Lapierre précise: « Nous aimons tirer parti des lieux où nous chantons, principalement les églises où l’acoustique est généralement formidable. » Ainsi, l’Ensemble Kô crée des spectacles chorégraphiés mettant en vedette, par exemple, deux chœurs en marche utilisant l’église dans toutes ses dimensions.

Le but ultime dans le choix des lieux consiste à atteindre l’auditoire plus directement. « Nous choisissons des endroits propices à la discussion », dit Jeffrey Stonehouse, également directeur artistique des Productions Berrisque qui organisent des performances dans des cadres intimes et surprenants. Pour la présente saison, Paramirabo est en résidence au Café l’Artère où, explique son directeur, les auditeurs peuvent prendre un verre en découvrant de la musique encore jamais entendue. « Nous restons toujours à leur disposition après le spectacle pour réagir aux questions, aux commentaires et échanger nos points de vue sur les pièces au programme. »

Pour attirer des auditoires variés, les ensembles émergents ont la possibilité de présenter un mélange de musique ancienne et nouvelle – ce que Krista Martynes appelle élégamment « des concerts classiques avec en prime des éclaboussures de musique contemporaine ou improvisée ». Les groupes orchestrent également des événements multidisciplinaires. Pour l’année prochaine, Arkea prépare un projet comportant des films. Il exprime ainsi le désir, entre autres, « de se montrer disponible pour de multiples projets différents que les autres ensembles de musique classique n’envisagent pas de réaliser », indique Dina Gilbert. Portmantô interprète même des œuvres interactives où la participation du public est sollicitée: une pièce commandée à Marielle Groven fait appel à des auditeurs volontaires pour jouer des verres à vin au signal des membres de l’ensemble. La première officielle de l’œuvre sera donnée au cours de la prochaine saison. Dans un autre cas, l’ensemble est soumis à une direction extérieure: en effet, une nouvelle pièce de Nick Norton invite le public à diriger les musiciens au moyen de cartons.

Des programmes d’animation musicale aussi originaux et créatifs semblent être efficaces. « Je connais au moins deux personnes fidèles à nos activités qui ont commencé à acheter des billets de concert symphonique et parcourent les brochures publicitaires d’autres groupes depuis qu’ils sont venus à nos spectacles », déclare Mark Bradley. Dina Gilbert abonde dans le même sens: « Je suis toujours impressionnée par la quantité de personnes qui nous disent qu’elles sont venues à nous d’abord pour finalement découvrir qu’elles aimaient la musique classique. Peu importe si Vivaldi ou des œuvres nouvelles figuraient au programme, elles avaient le sentiment que nous avions quelque chose à dire qu’elles pouvaient saisir au-delà de leurs attentes. Quelques-unes d’entre elles nous écrivent des courriels ou viennent nous rencontrer après les concerts. » La musicienne décrit une réaction similaire de la part des membres de sa famille, dont plusieurs affirment qu’« ils viennent au concert d’abord pour encourager l’ensemble [Trio ‘86], mais ils ont la surprise d’adorer leur expérience. Certains disent qu’ils se sentent comme en voyage: ils ne connaissent pas nécessairement le langage employé, mais ils créent leurs propres impressions ». Puis elle ajoute: « Il fallait briser l’espèce de mur invisible entre la musique et l’auditeur. » À cet égard, il semble que le trio ait plus que rempli sa mission. 

Les convertis à la cause vont parfois jusqu’à se consacrer à sa promotion. Daniel Áñez rend compte de la réaction d’un ami à ses concerts: « Il est cinéaste, mais il n’avait jamais entendu de musique contemporaine. Il a eu un véritable coup de cœur! Après m’avoir entendu jouer à Montréal, il est retourné à Vancouver. Il a commencé à y fréquenter le milieu de la musique contemporaine, à rencontrer les compositeurs les plus en vue, et il a même fait un court documentaire sur Hildegard Westerkamp! »

Ils ont beau démontrer la pertinence de la musique classique, explorer toutes les avenues pour programmer et présenter des idées qui pourraient rajeunir l’industrie, les groupes émergents n’ont pourtant pas en main tous les outils pour encaisser les revers d’ordre financier qui guettent le milieu. Ils sont pleins de ressources et ils sont disposés à s’accommoder de campagnes publicitaires et de lieux moins coûteux. Cependant, à l’instar des ensembles mieux établis dont les efforts pour se maintenir à flot font les manchettes dans le milieu, le financement demeure leur grande préoccupation.

Il faut admettre que, comparé aux États-Unis, le Canada est un pays généreux en subventions et en fondations destinées à venir en aide aux musiciens. Certaines restrictions s’appliquent pourtant, dont plusieurs en la défaveur des nouveaux venus. « En tant que jeune ensemble, nous ne sommes pas admissibles à la plupart des subventions, explique Dina Gilbert. Nous ne manquons pas d’idées, mais nous devons aussi trouver les moyens de leur mise en œuvre. » Bien que des cours de gestion de la musique soient offerts dans certains conservatoires, Jeffrey Stonehouse croit qu’ils ne sont pas assez répandus. « Durant notre formation, pas un seul cours ne nous a appris comment faire valoir notre ensemble ni comment le gérer. » Même si le groupe a eu assez de chance pour obtenir le soutien du programme Jeunes volontaires, « les questions financières demeurent une source d’inquiétude, voire de stress constant ». Cette pression a même incité l’Ensemble Kô à créer expressément un comité des finances. Le temps dira si de tels ensembles peuvent proposer des idées nouvelles à l’intérieur des techniques traditionnelles de gestion – dont le comité des finances est un exemple – ou s’ils adopteront des solutions durables encore inexplorées en musique classique.

Quoi qu’il en soit, les interprètes sont les mieux placés pour nous indiquer comment combler cette lacune, source de tant de débats. On peut toujours déplorer que les amateurs de musique classique prennent de l’âge, on trouve quand même une énorme quantité – croissante, dans certains cas – de jeunes interprètes. Ceux-ci ont des alliés potentiels, s’ils réussissent à gagner une tranche de la population difficile à atteindre pour les équipes de marketing des grands orchestres: ce sont les jeunes que la musique classique n’intéresse pas. Il ne tient qu’à eux de les conquérir.

En définitive, il semble que le désir de partager leur musique représente la motivation profonde de tous les musiciens qui fondent un ensemble. Cette diffusion se veut plus large, plus aisée et plus contrôlée. Ils ont une formation de conservatoire, mais sont impatients de jouer en transgressant les règles qu’on leur a enseignées. La plupart ont mis la musique d’autres jeunes compositeurs canadiens au cœur de leur engagement.

Guidés par cette volonté de partage, ils tentent de conquérir de nouveaux marchés, même si leur situation financière est précaire. Peut-être séduiront-ils assez d’auditeurs pour renverser la vapeur? Ils semblent en tout cas être plus enclins que les grands orchestres, les maisons d’opéra établies ou les quatuors réputés à faire le lien avec les publics non convertis.

Loin d’être isolés ou résolument marginaux, les ensembles émergents reconnaissent qu’ils ont un rôle à jouer dans le vaste univers de la musique classique. « Nous aspirons à créer des événements significatifs pour la culture en général, affirme Pemi Paull. L’avènement des nouveaux médias nous aide à sortir de notre bulle et à voir où nous nous situons dans un plus large contexte musical. Nous sommes mieux informés de ce qui se passe, et notre contribution s’en trouve favorisée. »

Bien entendu, il s’agit d’un tout petit groupe de formations musicales qui pourrait être représentatif de ce qui se fait ailleurs. Des douzaines de groupes parallèles réalisent des choses passionnantes en musique nouvelle ou offrent des prestations d’un nouveau style dans tout le Canada. Et si on ne tient pas compte de leur degré d’expérience, la liste s’allonge encore: le plus ancien a commencé ses activités il y a environ cinq ans et ses interprètes ne sont ni encore tous des étudiants dans les écoles de musique, ni engagés dans des carrières musicales solidement établies. L’Ensemble Transmission, par exemple, vient d’être mis sur pied, mais ses membres comptent parmi les « artistes émergents ».

Lesquels d’entre eux vont réussir à renverser la vapeur? Seul le temps le dira!


www.facebook.com/pages/Warhol-Dervish/92139405675
www.portmanto.ca
www.ensembleko.com
www.ensemblearkea.com
www.trio86.com
www.ensembleparamirabo.com
www.myspace.com/ensembleallogene

Pemi Paull et Krista Martynes ont écrit pour LSM.

Traduction: Hélène Panneton


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(c) La Scena Musicale 2002