Ces mots dits du jazz Par Marc Chénard
/ 1 février 2012
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Miles In Blue
Richard Williams
(Du Velvet à ECM, l’onde de choc Kind of Blue)
RivagesRouge, Paris 2011,
231 p. + bibliogr. et index ISBN 978-2-7436-2212-1
Traduction d’un ouvrage de 2009 par le journaliste britannique Richard Williams, cette nouveauté se veut une exégèse à partir de l’album le plus emblématique du jazz moderne : Kind of Blue de Miles Davis. L’auteur note dès son introduction que peu après avoir entamé son projet (vers 2002), deux ouvrages traitant du sujet arrivèrent sur le marché, l’obligeant à réfléchir sur une autre manière de l’aborder. Comme les livres existants mettaient en relief toutes les circonstances entourant la réalisation du disque et la part de chacun de ses protagonistes, Williams élargit son champ d’intérêt en éclairant autant les sources d’inspiration derrière l’œuvre que sa portée dans des champs musicaux plus larges que le jazz. Il en résulte un récit à trois temps : dans un premier temps (90 pages), il se penche sur le développement de Miles dans les années 1950, relevant surtout les influences des compositeurs-arrangeurs Gil Evans et George Russell; par après il passe assez rapidement en revue la réalisation du disque (20 pages), menant ainsi à la partie la plus personnelle de son livre, une discussion de quelque 120 pages sur le rayonnement de ce chef-d’œuvre. Tout au long des deux premières tranches, l’auteur mène son récit avec l’objectivité d’un historien, se contentant pour l’essentiel de tisser ensemble des faits connus. Toutefois, dans la dernière partie, le ton change et l’on sent ici le fana qui prend le dessus, si bien qu’on perd par moments la connexion que l’auteur cherche à établir. Son enthousiasme pour le rock alternatif l’incite à embrasser des groupes comme le Velvet Underground, Soft Machine, les projets de Brian Eno, sans oublier les minimalistes américains, voire des phénomènes aussi disparates que James Brown et les disques ECM ! Aussi louable que soit l’intention de l’auteur, il n’arrive pourtant pas à livrer totalement la marchandise selon ses desseins premiers, et l’on cherche à comprendre le rapport entre les albums du Velvet Underground et Kind of Blue, outre le fait que leurs démarches reposent sur un matériel harmonique réduit.
« Qu’est ce qu’on joue, maintenant ? » – Le répertoire de jazz en action
Howard S. Becker, Robert R. Faulkner
La Découverte, Paris 2011, 276 p. + notes, index et bibliogr.
ISBN 978-27071-8838-8
À voir la pléthore de livres publiés sur le jazz, on se demande parfois s’il reste encore des angles inédits à éclairer. La présente étude arrive justement à se démarquer du lot existant… et à plus d’un titre. D’emblée, elle procède d’une question d’apparence anodine, mais pourtant fondamentale quant à la performance musicale : comment des musiciens peuvent-ils sans préparation aucune se rencontrer sur scène et jouer ensemble sans partitions ? Combien de fois arrive-t-il que des groupes se forment le temps d’un seul soir et doivent assembler des programmes musicaux complets, les choix étant souvent arrêtés en fonction de circonstances particulières (lieux, type de public, etc.) ? C’est là qu’intervient justement le « répertoire » : défini comme corpus de pièces musicales aux limites floues, il est constitué d’une myriade de mélodies dites populaires (avec ou sans paroles), lesquelles sont connues à différents degrés par l’ensemble de ses utilisateurs. Voilà ce qu’explorent les deux auteurs de cet ouvrage, tous deux sociologues, mais musiciens rompus à de telles activités. Leur enquête se veut donc principalement sociologique, basée sur une observation minutieuse des comportements et réactions des praticiens; mais en tant que musiciens, ils peuvent tous deux traiter d’éléments strictement musicologiques – grilles harmoniques, structures des pièces… Autre point d’originalité, l’étude se concentre pleinement sur la manière de faire la musique sans s’attarder sur les gens qui la font. À peu d’exceptions près, les sujets (non identifiés pour la plupart, comme le veut la tradition d’investigation sociologique) ne sont pas des noms connus, mais des gens qui bossent tout simplement dans le circuit de la musique de divertissement. Mais ce répertoire ne se limite pas qu’à la musique selon les auteurs; ils y voient un concept plus large, soit un modèle qui peut aussi s’appliquer à des rapports sociaux plus larges, un thème qu’ils esquissent dans le dernier chapitre. Quant à la question initiale, les lecteurs peuvent trouver une bonne partie de la réponse résumée à la page 173, quoiqu’on recommande fortement de bien lire tout ce qui précède et qui suit pour en apprécier la pleine portée.
Sounds and Silence (Travels with Manfred Eicher)
Un film de Peter Guyer et Norbert Wiedmer
ECM 5050 DVD 276 9886
La séquence d’ouverture de Sounds and Silence, DVD récemment sorti chez ECM, montre son fondateur, Manfred Eicher, contemplatif, dans une pièce sobrement décorée. Pour prétentieux que cela puisse paraître au départ, on comprend que les idéaux artistiques et l’éthique de travail d’Eicher sont le fruit de l’inspiration et de l’effort. Le compositeur Arvo Pärt, qu’on voit aussi au début du film, applaudit l’enthousiasme et le sérieux du producteur, voyant en lui un vrai collaborateur. Eicher poursuit une quête incessante, celle d’« entendre » la musique comme il se doit, à la façon du public, un fait qui ressort pleinement durant les 87 minutes de ce documentaire.
Le moment le plus inspirant, où l’on sent cette quête, est la scène où il travaille avec le pianiste suisse Nik Bärtsch, son groupe Ronin et l’ingénieur du son pour équilibrer les harmoniques du piano, améliorant ainsi le son du groupe. Cet épisode me rappelle mon expérience d’une séance d’enregistrement (Almost Never, nuscope 1007) alors que je travaillais avec l’ingénieur pour produire une image acoustique qui compléterait la musique spacieuse d’un trio dirigé par le clarinettiste Ben Goldberg. La relation de travail d’Eicher se situe à un niveau beaucoup plus élevé, car il se sert autant de sa propre expérience en musique – en tant que contrebassiste de formation classique – que d’une solide connaissance pratique du studio, deux facteurs contribuant à l’aboutissement de ses collaborations. Comme on le voit dans une autre scène avec le spécialiste de l’oud Anouar Brahem, les résultats découlant des commentaires d’Eicher peuvent être lumineux, même dans le cadre d’une performance en direct.
Campé à la façon d’un road trip, le film suit le producteur et un ensemble de musiciens du label dans plusieurs coins du monde. Chose particulière, aucune scène n’a été tournée au légendaire Rainbow Studio à Oslo, théâtre d’innombrables enregistrements du label. Le saxophoniste norvégien Jan Garbarek fait une brève apparition aux côtés de la compositrice Eleni Karaindrou et de son grand ensemble. La continuité du film n’est pas assurée de manière linéaire mais bien par cette attitude sans concessions du producteur qui cherche toujours à présenter la musique sous son meilleur jour. Ce documentaire pertinent ne cherche pas à vendre un « produit » mais bien à présenter son essence. Chaudement recommandé à ceux et à celles qui veulent découvrir l’histoire vivante de ce label, maintenant rendu à sa 43e année. Russell Summers
Russell Summers est le fondateur de nuscope records, label installé à Fort Worth, au Texas, qui se consacre à une musique d’improvisation de chambre.
Traduction : Marie-Line Perrier-Legris English Version... |
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