Dave Holland : Basso Nobile Par Marc Chénard
/ 20 mai 2011
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Il était une fois un couple âgé qui
ne s’était pas parlé depuis des lustres. Nul ne put briser le mur
de silence entre eux, ni amis ni parents. Mais un jour, une de leurs
connaissances, un musicien, se présenta avec un collègue contrebassiste
pour jouer devant eux. Et ô miracle ! leurs langues se dénouèrent.
Mais y a-t-il lieu de s’étonner quand on sait que tout le monde parle
pendant les solos de contrebasse !...
Dave Holland est un cas d’exception
qui fait mentir la boutade. Quand il se lance dans un de ses solos de
haute voltige, les auditeurs se taisent, si éblouis par sa virtuosité
qu’ils n’arrivent qu’à pousser des soupirs d’étonnement. Musicien
emblématique du jazz contemporain, il est aussi l’un des plus reconnus
dans le domaine, comme l’attestent les deux trophées Grammy qu’on
lui a décernés au cours de la dernière décennie, récompenses confirmant
à la fois son statut de compositeur et de chef de groupe. Salué par
la critique, le quintette portant son nom a connu quelques mues durant
ses quelque 25 ans d’activité, sans que jamais l’excellence de
sa production n’en souffre. Appuyé par la maison allemande ECM jusqu’en
2003, Holland décida de prendre les brides l’année suivante en créant
sa propre empreinte, Dare2 Records.
Habitué de longue date des festivals
canadiens, ce gentleman d’une affabilité toute British entretient
une relation cordiale avec celui de Montréal (le FIJM) et son fidèle
public qui, au fil des ans, l’a accueilli chaleureusement, autant
à la tête de ses propres formations qu’à titre d’accompagnateur.
Ses admirateurs se réjouissent déjà à la nouvelle de son retour
sur nos scènes comme participant à la prestigieuse série Invitation
du festival (voir détail dans l’encadré en fin d’article).
Londres
appelle… et Miles aussi (les années 1960)
Pour Dave Holland, l’année marque deux anniversaires, d’une
part, les 50 ans de sa carrière professionnelle et, d’autre part,
son accession à l’âge d’or (65 ans), son anniversaire tombant
(ô coincidence !) sur la journée internationale de la musique
(1er octobre). Natif de la région industrielle vieillissante
des Midlands, le jeune David n’a pas grandi dans un milieu particulièrement
musical. Un jour, cependant, son oncle rapporta un ukelele à la maison.
Son neveu, qui n’avait que cinq ans, lui a demandé de montrer les
quelques accords qu’il y grattait. Suit alors une période où il
s’amuse à jouer des mélodies sur le piano du salon, instrument utilisé
par sa mère et sa grand-mère pour s’accompagner en chantant des
pièces de musique. Le jour de ses dix ans, il reçoit une guitare;
exposé par la radio au rock & roll naissant, il forma son premier
groupe amateur avec deux autres guitaristes, une chanteuse et un batteur.
En 1961, deux ans après ses débuts, le groupe crut bon d’inclure
une basse, ce qui incita notre musicien en herbe à passer à la guitare
basse. « Dès ce moment, affirme-t-il lors d’une conversation
téléphonique de sa résidence dans la vallée de l’Hudson, je savais
que la musique serait ma vocation. À 15 ans, j’ai quitté l’école
pour devenir professionnel. Pour nous les jeunes, la musique, c’était
comme un voyage de non-retour, une fuite d’un horrible milieu social
et d’un système de classes étouffant.
»
Chose dite, chose faite trois ans plus
tard : il s’exile à Londres, armé maintenant d’une contrebasse.
Jouant les soirs dans un restaurant grec, il suivait des leçons particulières
hebdomadaires auprès d’un contrebassiste de l’orchestre de la BBC.
Son professeur l’encourage à s’enrôler à la Guildhall School
of Music et il y fait son entrée en 1965, bourse d’études à l’appui.
Si bénéfique que soit cette formation, il découvre autre chose dans
cette ville animée d’une activité musicale particulièrement fébrile.
Entre autres, il se joint à la scène émergente de la Free Music gravitant
autour du batteur John Stevens et du guitariste Derek Bailey au Little
Theater Club. Un enregistrement d’importance voit pourtant le jour
durant cette époque mal documentée et aux dimensions presque mythiques
: Karyobin. Qualifié de classique du genre, ce disque d’improvisation
collective et sans structures préétablies regroupa les susdits, incluant
Holland, en plus du saxo soprano Evan Parker et du trompettiste Kenny
Wheeler.
Mais le destin s’apprête à frapper
fort à la porte du jeune bassiste. «
Un soir, raconte-t-il, je travaillais au club Ronnie Scott’s dans
un trio accompagnant une chanteuse, nous jouions en alternance avec
le trio de Bill Evans (celui qui comprenait Eddie Gomez et Jack DeJohnette).
C’était en 1968. Miles Davis se présente pour voir son vieil ami
et m’entend. Avant de revenir sur scène après ma pause, l’ex-batteur
de Miles, Philly Joe Jones, me passe le message que Miles veut m’engager,
mais il n’y était plus à la fin de mon set. J’essaie de le rejoindre
à l’hôtel le lendemain matin, en vain, car il était déjà en route
pour New York. Trois semaines plus tard, son agent me passe un coup
de fil pour me dire d’être à New York dans trois jours. Comme ma
décision était déjà prise, je plie bagage pour enfin le rencontrer
en studio, en pleine séance d’enregistrement des Filles de Kilimanjaro.
»
Holland estime aujourd’hui que cette
période de grâce lui a été salutaire, car il a pu au moins réfléchir,
quitte à remplir ses engagements et à boucler ses études qui tiraient
à leur fin. Mais il avoue avoir caressé l’idée de faire le saut
en Amérique à ce moment, question de tâter le terrain pour un temps,
une année au plus. Dame Chance aura joué en sa faveur
: non seulement est-il resté à l’emploi de Miles pendant plus de
deux ans, mais il y a élu domicile depuis.
Bosser à New York, survivre à Woodstock
(les années 1970)
Plongeant tête première, Dave Holland se rappelle bien cette période,
sans toutefois verser dans la nostalgie. «
Je n’avais quitté l’Angleterre qu’une seule fois auparavant,
alors mon arrivée là-bas m’a ouvert les yeux. Une révolution était
en marche; l’Amérique était divisée par la guerre du Vietnam et
le mouvement des droits civiques, sans compter les assassinats politiques,
c’était donc une période d’une incroyable intensité. Il y avait
toujours la langue en commun, mais c’était une autre culture à apprendre
en plus de se créer un réseau de contacts.
»
Vers la fin de son périple milesien,
les événements se sont bousculés. Holland s’est retrouvé soudainement
dans un ensemble un tant soit peu hétéroclite (du moins de notre perspective
actuelle) : le quartette Circle avec Chick Corea, Anthony Braxton
et Barry Altschull. Groupe expérimental qui s’esquiva en Europe pour
six mois par manque de travail, il se disloqua au départ du pianiste,
remplacé par le saxophoniste énergique Sam Rivers pour le temps d’un
premier enregistrement sous la férule du bassiste (Conference of
the Birds), incontestablement une pièce maîtresse dans sa discographie
personnelle.
Chemin faisant, il rencontre un autre
expatrié européen, le vibraphoniste allemand Karl Berger qui l’initie
à une nouvelle vocation, celle de pédagogue. «
Le Creative Music Studio (CMS) que Karl avait mis sur pied à Woodstock
était une expérience fabuleuse pour tous, soutient-il, même s’il
était obligé de poursuivre ses opérations sur des bouts de ficelles
jusqu’à sa fermeture à la fin des années 1970. Au sein du personnel,
on comptait des musiciens de tout premier ordre, entre autres, Cecil
Taylor, Anthony Braxton, Jack DeJohnette et Ornette Coleman. L’expérience
m’a vraiment permis de jeter un autre regard sur l’éducation.
»
Chef de programme, chef de groupe
(les années 1980)
À l’arrivée de la nouvelle décennie, une autre occasion se
présente sur son chemin, soit une offre d’embauche du réputé Centre
des Arts de Banff en Alberta. Au début, il s’est rendu avec Berger
à cette institution, en plein essor à l’époque, question de voir
si le CMS pouvait trouver une nouvelle enseigne, proposition restée
sans lendemain. Pourtant, Holland s’est joint à son personnel enseignant
dès 1981, assumant l’année suivante la direction du stage de jazz
pour huit ans, après lequels il se retire pour se consacrer pleinement
à ces principales préoccupations
: la composition et la direction de groupe. Six ans plus tôt, en 1983,
il avait mis sur pied son premier quintette, engageant son vieux comparse
londonien Kenny Wheeler, le tromboniste Julian Priester et le jeune
premier de l’époque, l’altiste Steve Coleman. L’année suivante,
le groupe présente sa première carte de visite avec Jumpin’ In,
disque qui ouvre la voie à une série d’enregistrements à succès
pour le compte de la maison ECM.
À cette époque, sa réputation d’accompagnateur
n’était plus à faire, mais son passage à la direction n’allait
pas de soi. « Pour être franc, concède-t-il, ce fut une dure
lutte. Je pense que tous les musiciens souhaitant monter leur premier
groupe doivent affronter ce défi. On peut avoir toute la crédibilité
du monde comme sideman, mais former son propre groupe, c’est comme
repartir à zéro. Il faut prouver qu’il mérite d’être engagé
et enregistré aussi. Il va sans dire, c’était un point tournant
dans ma carrière et je suis heureux d’avoir pu le maintenir jusqu’à
ce jour. »
Bien que la performance et la composition
soient ses principales occupations dans la vie, l’enseignement n’a
jamais complètement disparu de ses champs d’intérêt. Toujours dans
les années 1980, il occupe une chaire
au New England Conservatory pendant deux
ans; de nos jours, en revanche, il jouit d’un statut d’artiste en
résidence dans cette même institution en plus de l’Université de
Birmingham (en Angleterre) et, tout récemment, à celle de Miami. Il
se rend à chaque endroit pour une semaine intensive par session, y
donnant des cours et répétant avec des ensembles étudiants pour des
concerts de ses œuvres. Jadis critique du mode d’enseignement uniformisé
dans le jazz, il dresse de nos jours un bilan plus positif sur la conjoncture
dans le domaine.
«
Il faut encourager davantage la découverte de solutions musicales personnelles
et trouver un large éventail d’approches personnelles à la création
musicale au lieu de produire dans des moules. Cela se passe de plus
en plus maintenant, du moins je le remarque dans les institutions que
je fréquente. »
Indicatif présent (1990-2010)
Dave Holland semble avoir vécu sous une bonne étoile, mais il
a mis les bouchées doubles pour arriver à ses fins. Comme tout artiste,
il laisse parler son art de lui-même, y travaillant de manière acharnée
autant à l’avant qu’à l’arrière-scène. Ses inspirations premières
pour lui sont les membres de son quintette actuel, Chris Potter, Robin
Eubanks, Steve Nelson et Nate Smith. Comme instrumentiste, rien ne semble
à l’abri du bassiste. Quant au violoncelle, auquel il s’est adonné
jadis (y allant même d’un disque solo), il l’a délaissé en 1984
faute de temps, bien qu’il avoue sortir son instrument à l’occasion
chez lui. Comme compositeur, il se dit marqué par plusieurs lignées,
l’une plus historique (d’Ellington à Mingus), l’autre plus «
moderne » (recoupant Coleman, Coltrane, Shorter et Braxton).
Résolu à assumer pleinement son destin,
il met sur pied en 2004 sa propre étiquette, Dare2. À la lumière
de tous les succès remportés par ses productions ECM, la décision
semblerait surprenante à première vue. Interrogé à ce sujet, il
évoque la question de propriété comme principale motivation. «
Détenir le produit de mon travail était une préoccupation de longue
date pour moi. Je voulais faire une transition entre l’octroi de licences
à la propriété complète, mais je n’ai pu conclure une entente
à ce sujet. Mais il y a une autre raison
: le marché comme tel. Ma gérante a d’abord négocié une première
entente de distribution exclusive internationale de mon label auprès
d’Universal en France. En 2008, nous avons changé notre fusil d’épaule
en transigeant avec deux compagnies, l’une pour la distribution musicale
par voie numérisée, l’autre pour la vente des produits. L’obtention
de mon premier Grammy en 2004 pour mon disque initial du big band a
aussi joué dans ma décision
: comme nous en avions un second déjà en réserve, le moment était
donc bien choisi pour lancer l’étiquette.
»
www.daveholland.com
Au FIJM 2011 » 28.06
: avec Kenny Barron » 29.06
: Dave Holland Quintet » 30.06
: Avec Anouar Brahem (oud) John Surman (saxo, baryton et soprano); Série
invitation, Théâtre Jean-Duceppe, 20:00
Pistes d’écoute
|
» Karyobin, 1968 (Paratactile)
» Conference of the Birds, 1973 (ECM)
» Emerald Tears, 1977 (solo bass) (ECM)
» Jumpin’ In, 1983 (ECM)
» Extended Play, 2003 (ECM)
» Overtime (Big Band), 2005 (Dare2)
» Pathways (octet), 2010 (Dare2)
|
Nouveauté | » Hands (+ Pepe Habichuela), 2010 (Dare2)
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