Signé Daniele Finzi Pasca Par Lucie Renaud
/ 1 décembre 2010
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On l’a découvert il y a déjà presque
20 ans de cela dans Icaro, théâtre de l’intime pour un spectateur
privilégié qui devient complice de cette fable inclassable, qui trouble,
émeut, suscite aussi bien rire que larmes, et habite des années après.
Alors qu’avec ses collaborateurs du Teatro Sunil, son frère Marco
et la compositrice, danseuse et chorégraphe Maria Bonzanigo, il poursuit
sa réflexion sur la meilleure façon « de prendre le public dans ses
bras et de danser avec », à des milliers de kilomètres de là, les
fondateurs du Cirque Eloize s’interrogent sur la poétique du cirque
qui miserait sur la multidisciplinarité. Le contact s’établit tout
naturellement entre les deux organisations et Daniele Finzi Pasca jettera
les bases de ce qui deviendra la Trilogie du ciel : Nomade
– La nuit, le ciel est plus grand
(en 2002), Rain – Comme une pluie dans tes yeux (2004) et
Nebbia (2007). Entre-temps, il signera la mise en scène du spectacle
Corteo du Cirque du Soleil et de la cérémonie de clôture des
Jeux olympiques de Turin en 2006.
Cette fois, il s’approprie l’univers
du dramaturge Anton Tchekhov, dont on célèbre en 2010 le 150e
anniversaire de naissance. Quand le spectacle a été présenté à
Moscou en janvier dernier, le metteur en scène admet avoir hésité
entre exaltation et déni par rapport à la réaction du public, qui
lui a offert une véritable réponse passionnelle. « C’est un spectacle
qui a beaucoup d’amour pour lui, tendrement drôle », dit-il dans
un café du quartier Outremont, laboratoire d’idées de la compagnie
de production Inlevitas mise sur pied avec Julie Hamelin, cofondatrice
du Cirque Eloize et devenue récemment son épouse.
Lettre à Tchekhov
Après avoir refusé à deux reprises la proposition de se frotter à
l’œuvre mythique de celui que le metteur en scène Giorgio Strehler
considérait comme « le grand révolutionnaire du théâtre contemporain
», Daniele Finzi Pasca a fini par accepter l’inéluctable : « Si
un père te demande de cuisiner pour le mariage de sa fille, c’est
qu’il aime ce que tu fais. » Désirant s’éloigner d’une vision
trop classique de Tchekhov, il a aussi fait siens de larges pans de
sa vie : « J’y ai trouvé des aspects qui m’ont touché,
fasciné, de petits détails, des choix qu’il a faits, la façon dont
il choisit d’écrire la réalité humaine. » Une fois encore, il
demeurait essentiel de raconter une histoire qui puisse soigner
: « Tous les arts ont cette possibilité de faire passer la peur à
un enfant la nuit, de donner du courage, de guérir. Le théâtre est
peut-être le moins élevé des arts de la scène – comment rivaliser
avec la musique, par exemple –, mais il est celui qui englobe tous
les autres. »
Dans le spectacle, tout fait allusion
à Tchekhov. L’amateur reconnaîtra mots d’esprit, citations,
bribes de biographie, amour de la pêche (en russe, le mot donka
désigne une petite clochette qui avertit qu’un poisson mord à la
ligne), tandis que celui qui ne le connait pas encore ne pourra que
tomber sous le charme, croit le metteur en scène. Si acrobatie, danses,
chant et musique sont intégrés, la présence théâtrale reste essentielle,
afin que le spectateur puisse plonger dans un univers « surréel, comique
et tendre ». Cherchant ce qui unissait les personnages tchékhoviens,
Daniele Finzi Pasca a constaté que tous se trouvaient devant un monde
en apparence étranger, qui coule, mène à la fissure de quelque chose
en eux. « Les bougies avaient cette qualité de disparaître progressivement,
mais encore plus la glace, qui se fond et casse. Les personnages sont
donc toujours en train de glisser sur leurs pieds, de fondre, tout comme
le lustre qui se dissout devant nous. Cette étrange condition humaine,
je la célèbre et le spectacle devient ainsi une folle et énorme fête,
portée par les esprits de la vodka. »
Plusieurs points communs peuvent être
dressés entre les hommes de théâtre, dont l’amour du voyage. Même
s’il a choisi de s’ancrer un peu plus en sol québécois, Finzi
Pasca admet ressentir une certaine fébrilité quand il demeure plus
de quelques semaines dans un même lieu. Un calendrier surchargé (des
représentations de Donka sont déjà prévues jusqu’en 2013)
lui sert sans doute alors d’antidote. Comme Tchekhov, il considère
l’amitié comme une part essentielle de son existence : « On se choisit
mutuellement dans l'amitié, et ça se fait lentement, à coups de beaux
gestes. Je suis passionné par l'amitié. Comme le dit le dicton italien,
quand tu as un ami, tu as un trésor », confiait-il au Voir
en mars dernier, lors d’une reprise d’Icaro, spectacle qui
vient tout juste de se mériter le prix MECCA (Montreal English Critics
Circle Awards) de production invitée de l’année. La nostalgie possède
également un sens très particulier. « La nostalgie demeure un thème
particulièrement intéressant pour moi, car elle est l’exaltation
d’un instant. Nous ne nous retournons pas pour jeter un regard en
arrière, mais plutôt, nous sommes là en train de danser, de nous
saluer. Ce pourrait être le dernier instant. Il faut rester conscient
que la beauté du présent peut s’évaporer, vivre l’exaltation
du moment. Je le vois comme un carpe diem passionné, moins aérien.
»
Échange à cœur ouvert
Celui qui se décrit parfois comme un « détecteur de vibrations »
savait dès l’enfance qu’il choisirait la carrière artistique.
Fils, petit-fils et arrière-petit-fils de photographes, il désirait
avant toute chose mettre ces images en mouvement. Même quand il revêt
son costume de metteur en scène, sa démarche se veut toujours essentiellement
clownesque. Qu’il soit auguste, blanc ou pierrot, le clown cherche
à séduire, tantôt à travers la maladresse, tantôt en jouant la
carte de la virtuosité ou encore en touchant au métaphysique, qui
permet d’aborder les registres de la mort, de la maladie (comme dans
Icaro), mais surtout du doute. « Un clown découvre ses points
forts, ses talents, il se met à danser en employant ces éléments.
Après, il va découvrir ses points faibles, ses blessures, les parties
de lui-même qu’il aime moins, et lentement il commence à s’en
servir en les transformant en points forts », explique-t-il dans
Théâtre de la caresse, livre d’entretiens avec le philosophe
Facundo Ponce de Leon, également assistant metteur en scène du spectacle
Donka. Le clown cherche à dompter le public, certes – et, à
travers lui, à se dompter soi-même –, pour finir par danser avec
lui un étrange pas de deux qui mènera ce dernier aux limites de son
registre d’émotions. Bousculant les idées reçues, jouant avec les
repères, suscitant les paradoxes, ce geste force à une relecture constante
du monde qui nous entoure : « Le clown n’est pas celui qui s’agenouille
devant le pouvoir, mais qui s’émerveille devant le mystère. »
Réécrire les codes de la mise en
scène
Cette réinvention, il la vit au quotidien, au cœur même de son processus
de création. Après avoir proposé une lecture acrobatique et poétique
de L’Amour de loin de Kaija Saariaho, il collabore cette fois-ci
avec Valery Guerguiev à une nouvelle production de la mythique Aïda.
« Je souhaite comprimer l’Aïda des arènes de Vérone et
la transformer en quelque chose de plus intime, tout en établissant
une réflexion pacifiste sur ces étranges mécanismes qui permettent
de crier guerre pour un rien. Au cœur même du triomphe, les gagnants
portent des blessures profondes et dans Aïda, l’amour ne réussit
pas à vaincre cette folie. » Il souhaite miser non pas tant sur la
puissance des voix – le Marinski III possédant une acoustique extraordinaire
– que sur la densité des personnages. Il voyait de jeunes chanteurs
endosser les rôles, ce qui lui permettrait par exemple de reproduire
le mieux possible physiquement la beauté sauvage d’Amneris.
Les projets ne manquent pas pour ce boulimique
qui carbure à la passion : « J’adore ce monde, il me fascine.
Je n’arrive pas à le penser comme un travail dans le sens classique
du terme. » Celui qui a déjà publié un recueil de nouvelles,
Come acqua allo specchio, a conçu et interprété Aitestás,
reconnu meilleur spectacle étranger par l'Association nationale des
critiques mexicains, enseigne l’art trop souvent galvaudé du clown
à des troupes aux quatre coins du monde et il vient de compléter le
synopsis d’un opéra dédié à la déesse de la mer Mazu, une commande
de l’Opéra national de Taïwan. Il a également reçu des offres
pour devenir consultant dans la mise sur pied des cérémonies des Jeux
d’hiver de Sotchi, Inlevitas a des projets de films, dont un basé
sur son scénario, Piazza San Michele, et il aimerait bien travailler
avec des chevaux.
Page blanche
Le feu semble toujours dévorer Daniele Finzi Pasca de l’intérieur,
mais il préfère l’ombre enveloppante des coulisses à la lumière
éclatante de la scène : « J’aime rester dans les coulisses, me
promener dans les loges, parler avec les acteurs, regarder les répétitions.
» Avant toute chose, il refuse d’être vu comme un démiurge et n’hésite
pas à se mettre en danger en reprenant son personnage d’Icaro,
joué plus de 700 fois en 6 langues différentes depuis sa création.
« On a besoin de se fragiliser sur scène pour aller plus en profondeur
dans le travail, rappelle-t-il. Quand on demande à un acteur de risquer,
il faut se rappeler que c’est profondément dangereux. Pour cela,
il faut le vivre. » Il précise d’ailleurs sa pensée en ces termes
dans Théâtre de la caresse : « Sur scène, très souvent,
des averses nous tombent sur l’âme. La douleur et les peurs qui ne
nous appartiennent pas se relativisent très rapidement […] Nous,
les metteurs en scène, on oublie souvent l’odeur de la peur. Les
planches sont un endroit plein de pièges, de tourbillons. Si tu plonges,
tu peux couler très profond, tu peux te blesser. Un acteur le sait
et se déplace comme les chevaux quand ils marchent en terrain inconnu
: ils flairent, ils tentent de comprendre où ils en sont. Un metteur
en scène ne devrait pas oublier cela. Pour moi, Icaro, c’est
redevenir cheval, c’est une très belle sensation. »
Si, chaque soir, l’expérience se renouvelle,
ce ressourcement demeure essentiellement intérieur : « La répétition
ne veut pas nécessairement dire que nous devions changer quoi que ce
soit au jeu. Nous sommes ceux qui changent et il faut à chaque fois
s’adapter, rejouer la même partition, tout en acceptant le fait que
nous soyons différents. » Il évoque les alpinistes qui chaque année
se mesurent à la même montagne : « La montagne reste la même, mais
eux, ils ont changé. Chaque fois que je monte sur scène, je me rends
compte combien j’ai changé. »
Donka, Une lettre à Tchekhov.
Usine C du 2 au 18 décembre 2010.
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