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La Scena Musicale - Vol. 16, No. 1 septembre 2010

La musique du silence de Mahler

Par Wah Keung Chan / 1 septembre 2010

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Les amateurs de musique et les musicologues sont intrigués par l’ouverture peu orthodoxe de la Première Symphonie de Mahler – un la joué sur six octaves et noté pianississimo (ppp). Aucune note n’avait suscité une telle perplexité depuis la dissonance de la Septième Symphonie de Beethoven.

L’inclusion de matière thématique d’une précédente œuvre biographique de Mahler, les Lieder eines fahrenden Gesellen (Chants d’un compagnon errant) fait croire que la Première Symphonie est une œuvre à programme hautement personnelle. Mahler a en effet déclaré, après l’avoir terminée, qu’elle avait été « inspirée par un amour passionné ». Il se peut que l’objet de cette passion ait été l’actrice Johanna Richter, pour laquelle Mahler, à l’âge de 23 ans, avait écrit les Chants d’un compagnon errant. Dans une lettre du 1er janvier 1885 à son ami Friedrich Löhr, il écrivait :

« Hier soir, j’étais seul avec elle, nous attendions tous deux l’arrivée du nouvel an, presque en silence. Elle ne songeait guère au présent et, lorsque les cloches se sont mises à sonner et que les larmes jaillirent de ses yeux, j’ai été bouleversé. […] Ah, cher Fritz – c’était comme si le grand régisseur de l’univers avait voulu le mettre en scène de façon parfaite. J’ai pleuré toute la nuit dans mes rêves. […] J’ai écrit un cycle de chants, six jusqu’à maintenant, qui lui sont tous dédiés. Elle n’en sait rien encore. »

Le fait que Mahler ait peiné sur sa Première Symphonie jusqu’en 1889 est une indication de l’importance qu’il lui accordait. À l’origine, elle prit la forme d’une œuvre à programme en cinq mouvements, mais en 1896, le compositeur la ramena aux quatre mouvements traditionnels et retira le programme, celui-ci ayant été mal compris.

Qu’est-ce que cela nous apprend sur l’étrange ouverture ? Son importance est soulignée par le fait que la note est maintenue en continuo durant cinquante-six mesures; la note supérieure jouée par les premiers violons s’arrête après huit mesures et demie et revient au moins trois autres fois dans le mouvement. Les deux premières minutes de l’œuvre, précédant le thème de la promenade emprunté au « Ging heut’ morgen übers Feld », fournissent quelques indices explicatifs. On y trouve plusieurs évocations de chants d’oiseaux et trois fanfares successives de trompettes en coulisses, suggérant un orchestre au loin. Les notations dynamiques pianississimo (ppp) renforcent l’idée d’un réveil du héros. Le héros, Mahler, sort lentement du sommeil ou d’une contemplation profonde, bercé par un tendre motif (mesures 3 et 4), puis il entend l’orchestre en coulisses et les chants des oiseaux.

L’inspiration de l’ouverture se comprend peut-être mieux d’un point de vue technique. Comme le savent tous ceux qui ont collé l’oreille à un coquillage ou à une bouteille vide, chaque corps semi-fermé produit une sorte de sifflement associé à sa fréquence de résonance. Fait intéressant, la note la plus aiguë de l’accord de Mahler est le dernier la d’un piano de 88 notes, dont la fréquence fondamentale est de 3520 Hz. Cette fréquence, comme par hasard, se situe dans le champ de sensibilité de l’ouïe humaine associé à la fréquence de résonance de la cavité de l’oreille externe. Se pourrait-il que Mahler ait été au diapason de cette fréquence de résonance ? C’est possible : quatre membres d’une chorale que j’ai interrogés ont dit percevoir un faible tintement aigu autour du la de 3520 Hz.

Par ailleurs, la note de 3520 Hz est peu éloignée de la gamme des fréquences acceptables (de 4000 à 8000 Hz) du phénomène appelé acouphène. Se pourrait-il que de légers acouphènes aient inspiré à Mahler son emploi du la aigu ? On ne trouve aucune indication en ce sens dans sa biographie, mais vu la durée aussi soutenue des la, une telle hypothèse n’est pas à négliger.

On sait que Mahler était un penseur qui composait dans la solitude. Ces deux possibilités – de fréquence de résonance de l’oreille externe et d’acouphènes – soulèvent diverses questions qui mènent toutes cependant à la même conclusion : Mahler a choisi de commencer sa première symphonie avec un son qui repose sur le silence.

Interprétation
Comment cette nouvelle compréhension devrait-elle aider les chefs à diriger la Première Symphonie ?
L’œuvre devrait être vue comme des épisodes dans la vie de Mahler ou d’un héros. Le début devrait être étouffé, presque silencieux, comme le souffle du vent. Le héros sommeille ou il est en profonde méditation. Puis il est réveillé par les chants des oiseaux et la musique de l’orchestre. Toute l’ouverture jusqu’au thème de la promenade (tiré des Chants d’un compagnon errant) devrait être lente et tranquille. Imaginons le héros s’étirant et se préparant à se lever et partir. Le premier thème de la promenade devrait s’amorcer lentement et ensuite se développer en s’accélérant.

[Traduction : Alain Cavenne]


Publié à l’origine dans La Scena Musicale, juin 2001

Les performances de la Première Symphonie de Mahler à Venir :
12 oct à 20 h, 17 oct à 14 h 30, et le 21 oct à 10 h 30; Orchestre symphonique de Montréal (Place des Arts, Salle Wilfrid-Pelletier) www.osm.ca

Yannick Nézet-Séguin et l’Orchestre Métropolitain célébreront également le compositeur le 16 septembre avec la Symphonie no 2, en compagnie des solistes Karina Gauvin et Susan Platts. www.orchestremetropolitain.com


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