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La Scena Musicale - Vol. 15, No. 7 avril 2010

Miles « en boîte » : Réflexions sur une anthologie musicale

Par Marc Chénard / 1 avril 2010


Version Flash ici.

Y-a-t-il un musicien dans l’histoire du jazz dont la production discographique a fait l’objet d’autant de campagnes de marketing que Miles Davis ? Par-delà les vinyles originaux édités de son vivant ou les inédits (légitimes ou non), n’oublions pas la kyrielle de rééditions de ses disques ou encore le redécoupage de son œuvre en compilations thématiques (ballades, période fusion, etc.). Peu importe la grosseur d’une collection de disques d’un mélomane ou de sa dominante stylistique, il est probable d’y retrouver au moins un opus milesien, Kind of Blue en tête de liste, sinon Bitches Brew pour la génération rock.

Quelques faits

Alors que l’on pensait avoir tout vu, revu et consigné de manière définitive à l’histoire, voici que l’ultime anthologie musicale du « Prince des ténèbres » voit le jour. Intitulé tout simplement Miles Davis – The Complete Columbia Album Collection, ce coffret (inégalé en jazz pour un seul artiste) regroupe pas moins de 70 disques numériques rassemblés dans un boîtier rectangulaire placardé d’illustrations des 52 couvertures originales, chacune reproduite sur les pochettes cartonnées regroupées dans l’écrin. En sus, on y trouve un DVD réunissant deux captations télévisuelles inédites ainsi qu’un splendide livret bilingue qui retrace sur près de cent pages la vie de l’artiste, suivies de 140 autres pages de notes capsulaires et d’informations discographiques détaillées sur chacun des titres de la collection.

En guise de préambule à cette grande épopée musicale, l’auditeur entend d’abord Davis en jeune trompettiste à Paris en 1949, agissant comme accompagnateur d’un quintette dirigé par le pianiste Tadd Dameron. Six ans plus tard, le musicien, résolument plus mûr, se joint à l’écurie Columbia, produisant de manière prolifique jusqu’en 1975, date de sa fameuse « sabbatique » de cinq ans, laquelle sera suivie d’une dernière poussée créative. L’artiste rompt toutefois avec son étiquette à la suite d’une dispute autour du dernier disque inclus dans cette collection (Aura), décision qui le poussera à se joindre à Warner Music jusqu’à sa mort en 1991.

Les fanas connaissent de toute évidence la trajectoire artistique de ce monstre sacré du jazz que fut Miles Dewey Davis. Certains y verront sans doute une autre stratégie de marketing d’une entreprise qui a fait sa fortune avec de tels coups. Comme Davis a laissé une œuvre hétérogène, il a divisé autant la critique que les amateurs, les uns l’accusant de trahison en s’immisçant dans la musique électrique, les autres illuminés par elle. Vu la mésentente entre les camps, il y a lieu de se demander combien de fidèles voudront vraiment s’offrir ce coffret – aussi somptueux soit-il – quand ils ont certainement tous les disques qui les intéressent.

Quelques conjectures

Pourtant, une telle anthologie est également instructive, car elle permet, dans un premier temps, d’embrasser toute une production musicale et, dans un second, de mieux appréhender les tournants décisifs de l’artiste.

Comme le temps est le meilleur outil d’interprétation de l’histoire, on peut, près de vingt après sa mort et à quelques semaines de l’ouverture de l’exposition sur sa vie (voir article ici), avancer quelques conjectures.

En tant qu’instrumentiste, Miles n’était pas le plus doué; il n’avait ni l’aisance naturelle d’un Gillespie ni la rigueur d’exécution d’un Clifford Brown. Pour s’imposer, il devait cultiver un autre genre de charisme, soit une personnalité d’un tranchant notoire comme mode de survie dans une arène réputée sans merci pour ses artisans.

Même si Miles est fréquemment encensé comme un visionnaire, son corpus musical montre toutefois peu de dispositions en ce sens. Alors qu’un Coltrane, Taylor ou Coleman étaient de véritables locomotives qui tiraient leur entourage musical sans répit, Miles, en revanche, a toujours nécessité la présence des autres pour réellement aller de l’avant. Qu’on pense ici au deux Evans, Gil et Bill, pour leurs apports harmoniques et texturaux, à Coltrane, une fois de plus, pour l’urgence ou la rage du jeu, à Wayne Shorter, pour son univers compositionnel onirique et, non le moindre, à Tony Williams comme déclencheur des machines rythmiques infernales des années électriques et l’on a autant d’exemples démontrant que Miles n’est pas un soleil de qui la musique rayonne, mais une étoile… noire (!) absorbant constamment celle des autres.

Preuve à l’appui, le DVD présente le célèbre quintette dans deux concerts de 1967. Aussi magnifiques que soient ces prestations (à Karlsruhe et à Stockholm respectivement), elles sont à vrai dire des copies conformes l’une de l’autre. Des six plages du premier concert, quatre reviennent dans le second (et dans le même ordre aussi); au milieu, on retrouve une ballade (I Fall in Love Too Easily pour le premier, l’éternel Round Midnight dans le second), mais Walkin’ n’est entendu que dans le premier. De plus, l’ordre des solos est invariable (trompette, saxo, piano, un seul solo de batterie, aucun de contrebasse). Miles campe ses solos de manière uniforme, alors que Shorter réussit à briser le moule métronomique à plus d’une reprise, créant ainsi des changements de tempo et d’intensité brillamment négociés par le tandem Carter-Williams. Volant la vedette, le jeune batteur de 21 ans et le saxo sont les bougies d’allumage d’un quintette acoustique arrivé à son faîte, mais stagnant dans un vide entre un hard bop épuisé et un free jazz auquel Miles a toujours résisté. Sentant sans doute ce plafonnement en 1967, il a trouvé sa porte de sortie avec l’explosion du rock, avenue encouragée par sa maison de disques et son amie de l’époque, avec les conséquences qu’on connaît…


(c) La Scena Musicale 2002