Jazz: Au rayon du disque Par Marc Chénard
/ 1 octobre 2009
Ed Palermo Big Band : Eddy Loves Frank
Cuneiform Records Rune 285
Orchestre dédié depuis une quinzaine d’années à la musique de Frank Zappa, l’Ed Palermo Big Band poursuit ici son aventure amorcée avec son troisième disque (et deuxième pour cette étiquette américaine spécialisée en musiques dites alternatives.) Outre la pièce de clôture chantée (America Is Beautiful), les sept autres titres instrumentaux sont toutes du maître rockeur, décédé en 1993. Sa légion de fans reconnaîtront les morceaux comme Regyptian Strut, Don’t You Ever Wash That Thing ? ou Let’s Move to Cleveland, mais comment réagiront-ils à ces interprétations décidément très jazzées ? Les experts diront que le chef de cet orchestre prend davantage ses distances des originaux dans les arrangements. Les amateurs de jazz apprécieront particulièrement le travail de la rythmique qui oscille constamment entre des grooves binaires et des passages swing typiquement big bad. Cela dit, le type d’écriture nous renvoie aux big bands des années 1970 (Maynard Ferguson, p. ex.), d’où un certain côté « daté » du son d’ensemble (d’un point de vue jazzistique). Quatre étoiles pour le bon travail, moins une petite demie pour le style.
Fast ‘N’ Bulbous : Waxed Oop
Cuneiform Records Rune 277
Autre monstre sacré de la pop américaine marginale, Captain Beefheart était un autre singulier personnage (qui collabora une fois avec Zappa). Entre 1967 à 1982, il créa un genre de R&B délirant underground, pour se retirer ensuite de la scène et se consacrer à sa vocation première d’artiste visuel. À l’instar de Palermo pour Zappa, le saxophoniste Phillip Johnston (du Microscopic Jazz Septet) et le guitariste Gary Lucas (ancien de la formation de Beefheart) sont entichés du capitaine. Avec sept autres musiciens, les codirecteurs n’essaient pas vraiment de « jazzifier » ces musiques, mais se campent pleinement dans l’esthétique rock par la dominance de la guitare acérée et la rythmique insistante qui la propulse. Certes, il y a des vents (saxos, trompette, trombone), mais ils agissent davantage à titre de figurants, prenant rarement des solos. Très précises, parce que très placées, les compositions ne sont donc pas des tremplins de jeu pour les musiciens, mais bien des créations musicales assez fixées et, au bout du compte, assez éloignées de la souplesse compositionnelle du jazz. Les musiciens ont travaillé fort pour mettre en forme ce programme de 13 pièces, dont une seule dépasse les cinq minutes. L’illustration en couverture un tant soit peu bizarre capture la nature délurée de cette musique et les notes liminaires nous permettent de situer les pièces. Les fans du capitaine applaudiront, les autres… cela reste à voir.
Rencontres transatlantiques
Félix-Antoine Hamel
Les altermondialistes vous le diront : il n’y a pas que des mauvais côtés à la mondialisation, tout dépend de la façon dont on s’en sert. Des musiciens comme Marilyn Crispell et Ken Vandermark, habitués à se produire un peu partout sur la planète dans des contextes sans cesse différents, l’ont compris depuis longtemps. Les deux disques recensés ici présentent de manière exemplaire ces deux illustres Américains dans des rencontres fructueuses avec leurs pairs de l’Europe septentrionale.
Marilyn Crispell : Collaborations
Leo CD LR 528 (www.leorecords.com)
Extrait de deux prestations au Festival Perspectives de Västerås (Suède) en 2004 et 2007, Collaborations met Marilyn Crispell en présence de quelques représentants distingués du jazz scandinave. En 2004, un quartette réunissait Fredrik Ljungkvist (clarinette et saxo ténor), le formidable batteur Paal Nilssen-Love et le vétéran contrebassiste Palle Danielsson autour de la pianiste pour deux longues pièces largement improvisées. La longue association entre Ljungkvist et Nilssen-Love porte fruit tout au long de cette première partie, notamment dans les 22 minutes d’Aros (une composition de Danielsson), alors que la contrebasse profonde de ce dernier élargit considérablement le son de l’ensemble. En 2007, Crispell devait retrouver Nilssen-Love au sein d’un quintette avec le trompettiste Magnus Broo, le saxophoniste alto Lars-Göran Ulander et le contrebassiste Per Zanussi. Si le terrain d’entente est sensiblement le même, c’est la complicité entre Broo et Nilssen-Love qui ressort dans cette deuxième partie. Quant à l’invitée, elle fait preuve d’une remarquable écoute envers tous ses collègues, si bien qu’elle peut faire basculer l’ensemble dans un passage plus mélodique ou, encouragée par la batterie puissante de Nilssen-Love, évoquer Cecil Taylor, dont elle a été l’un des principaux émules.
Ken Vandermark, Barry Guy, Mark Sanders : Fox Fire (album double)
Maya MCD0901 (www.mayarecordings.com)
La discographie imposante de Ken Vandermark permet notamment de remarquer combien il évolue comme instrumentiste. L’auditeur qui l’aurait seulement croisé il y a une décennie – alors que son style robuste au ténor tentait de réconcilier le free jazz et les riffs du rhythm & blues – aurait peut-être peine à le reconnaître sur Fox Fire, une rencontre où il démontre une compréhension (rare chez les musiciens américains) de l’improvisation libre à l’européenne. Il faut dire que ses interlocuteurs sont assurément deux des maîtres de l’idiome :Barry Guy, contrebassiste et père fondateur de la musique improvisée en Angleterre, et Mark Sanders, batteur virtuose qui s’est fait remarquer aux côtés d’Evan Parker et de Paul Dunmall, parmi d’autres. Avec ces trois grands conteurs, on peut s’imaginer que la musique comporte très peu de temps morts. En fait, dès l’ouverture du premier des deux concerts (enregistrés en novembre dernier à Birmingham et à Leeds, respectivement), l’auditeur est happé par un tourbillon quasi continuel de ténor expressionniste (qui laisse parfois la place à une clarinette tout aussi vibrante), de contrebasse hyperactive (Guy sonne souvent comme deux contrebassistes !) et de percussions aux textures remarquablement variées. On sait que Vandermark aime multiplier les associations de toutes sortes. Espérons que ce trio ne soit pas qu’un ensemble éphémère. Au-delà des affinités musicales illustrées par ces deux disques, on remarquera que la pochette de Collaborations représente une aurore boréale, que les Finlandais appellent revontulet, autrement dit :le feu du renard. Fox Fire. Coïncidence ? Dans la musique improvisée, tout est possible ! | |