Adrianne Pieczonka : un équilibre délicat

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Pour ce qui est d’atteindre les sommets de l’art lyrique, la soprano Adrianne Pieczonka n’a plus vraiment à s’inquiéter. En effet, 22 ans après ses débuts, elle est considérée par de nombreux connaisseurs comme la prima donna canadienne par excellence de notre temps. Elle est certainement l’une de celles qui travaillent le plus, puisqu’elle est en demande dans les plus grandes maisons d’opéra en Europe et en Amérique du Nord. L’année 2009 été particulièrement riche en triomphes : sa Tosca, à l’Opéra de San Francisco, a été diffusée en direct à des dizaines de milliers de spectateurs réunis au AT&T Park; sa prestation au Met, où elle était Amelia dans Simon Boccanegra aux côtés du grand Placido Domingo, a été diffusée en HD; alors qu’elle débutait dans le rôle de l’impératrice de Die Frau ohne Schatten au Teatro Comunale à Florence en avril, elle a été louangée pour la chaleur et la luminosité spectrale de son incarnation. Un prix Juno pour son CD Puccini sous l’étiquette Orfeo et le prix du disque d’opéra de l’année 2010 du BBC Music Magazine pour son enregistrement de Lohengrin ont conclu en beauté une saison riche en succès.

Quand nous l’avons rejointe au téléphone, elle venait juste d’atterrir à Berlin où, malgré le décalage horaire, elle se préparait pour les répétitions de Tosca et d’Arabella au Deutsche Oper Berlin. Après avoir passé près de 18 ans en Europe, Pieczonka est revenue au Canada il y a quelques années. Elle habite maintenant à Toronto avec sa partenaire dans la vie et dans la musique, la mezzo-soprano Laura Tucker, et leur fille de quatre ans, Grace. Les deux cantatrices se sont connues pendant la production de la Walkyrie montée par la COCen2004. Pieczonka était Sieglinde, et Tucker, l’une des walkyries. Wagner semble lui porter bonheur : Pieczonka a depuis chanté Sieglinde avec grand succès à Bayreuth et au Met. Peu après avoir rencontré sa partenaire, elle a quitté Londres, où elle vivait depuis 12 ans, pour se réinstaller au Canada. Excellente décision ! En effet, la diva a fait ce que peu réussissent : trouver l’équilibre entre une prestigieuse carrière internationale et le bonheur dans sa vie privée et familiale. Depuis notre dernière rencontre (The Music Scene, printemps 2004), Pieczonka a tempéré sa fougue et sa détermination. Elle a maintenant une philosophie davantage axée sur l’essentiel.

LSM : Depuis notre dernière conversation, vous volez de débuts en triomphes. Alors que certains de vos collègues se reposent pendant l’été, vous parcourez les festivals européens. Comment faites-vous pour survivre à un emploi du temps aussi chargé ?

AP : J’ai une famille merveilleuse qui me donne l’énergie et le désir de continuer à chanter. Je travaille beaucoup sur mon art et mon métier, qui m’obligent à me renouveler sans cesse. En fait, cet été est différent des autres; je pense que c’est la première fois que je suis chez moi à la fin du mois de mai. Je serai également ici à certains moments en juillet et en août, pour la première fois en 15 ans, et je suis très contente ! Normalement, l’été, je chante à Bayreuth, Munich ou Salzbourg. Avec les années qui passent, l’idée des vacances me plaît de plus en plus. Cela me donne le temps de me consacrer à ma famille et de goûter à autre chose dans la vie.

Pensez-vous que votre vie familiale et votre rôle de parent vous aident à garder les pieds sur terre ?

Absolument. Je n’ai rien à dire au sujet de mes collègues qui n’ont pas d’enfants, mais Karita Mattila et Angela Gheorghiu travaillent probablement plus que moi : elles sont libres de parcourir le monde ! Mais quand on a quelqu’un dans sa vie et un enfant, il faut en tenir compte. C’est très gratifiant : ce n’est plus juste moi qui compte, ni mon chant ni ma voix. Je pense que je suis moins obsédée par ma voix et ma santé. Un enfant donne beaucoup d’amour… C’est une bénédiction pour nous.

Les chanteurs disent souvent qu’avoir une vie familiale heureuse les aide à mieux chanter.  Êtes-vous d’accord ?

C’est fort possible. Je me souviens du temps où je n’étais pas aussi heureuse; c’est évident qu’on chante moins bien quand on se sent moins solide. Mais il y a toujours un équilibre à trouver. Il faut travailler sur le couple, sur son rôle de parent. Il ne faut rien tenir pour acquis. Bien sûr, ce n’est pas facile, notre style de vie est compliqué. Cela fait 22 ans que je vis comme ça – tournées, voyages, hôtels… Il y a un prix à payer. Parfois, je me demande encore combien d’années je pourrai le faire. Dix ans peut-être ? Du point de vue vocal, je pense en être capable, mais qui sait …

Comment ça marche quand on est deux cantatrices dans la famille ?

Eh bien, c’est parfois difficile. Nous n’avons qu’un seul piano, il faut parfois faire des compromis : « Tu répètes pendant une heure, ensuite c’est mon tour… Ah, mais qui s’occupe de la petite ? » Je suis très fière de Laura. Elle n’a pas eu la même carrière que moi. Elle a fait le sacrifice de rester à la maison pour élever Grace et devenir celle qui est toujours là. Les deux premières années de la vie de Grace, nous voyagions ensemble. Maintenant qu’elle est en maternelle, elle s’ennuie de chez nous. Justement, nous étions en Italie : au bout de dix jours, l’école lui manquait. Laura et moi aimons chanter ensemble, et j’adore l’accompagner. Parfois, c’est difficile de critiquer sa partenaire et de recevoir ses critiques. Il n’est pas facile de se faire critiquer après une représentation, mais en fin de compte c’est pour mon bien. Elle a une oreille très fine et elle veut me voir réaliser tout mon potentiel.

Avez-vous l’intention de chanter ensemble ?

Oui, nous avons déjà donné plusieurs récitals, et nous chanterons ensemble cet été au festival Westben Concerts at the Barn. En mars 2012, nous serons à Séville dans une production d’Ariadne auf Naxos. Ce sera la première fois que Laura chante le rôle du compositeur, et elle est ravie de le faire !

Parlez-nous de votre prochain concert à Orford et de Kent Nagano. Ariadne à Munich et Messiaen à Montréal, c’étaient vos premières collaborations avec lui ?

Non, notre association remonte en fait à 2001, à Los Angeles, quand il était directeur musical du LA Opera. J’étais Elsa dans Lohengrin pour lui juste après le 11 septembre; nous étions ébranlés, très émus. Ensuite, j’ai chanté le rôle de la Maréchale dans Der Rosenkavalier et celui de la comtesse dans Le nozze di Figaro. C’est merveilleux de travailler avec lui; nous ferons Ariadne ainsi que les Quatre derniers lieder ensemble quand l’Opéra de l’État de Bavière ira en tournée à Tokyo à l’automne 2011. C’est très gentil de sa part de m’avoir invitée à la « Semaine Kent Nagano et l’OSM » d’Orford. C’est la première fois que j’irai à Orford, et j’ai très peu chanté au Québec. Je sais que c’est un festival prestigieux et que la salle est très belle.

Qu’avez-vous choisi de présenter au récital d’Orford ?

Quelque chose de nouveau pour moi, un programme tout germanique. Du Schubert, du Richard Strauss, et les Wesendonck Lieder que j’aime beaucoup. Ces chants conviennent parfaitement à ma voix et je pense que ce sera un programme très réussi. Mon pianiste est Brian Zeger. J’ai déjà fait quelques récitals avec lui, notamment au Roy Thomson Hall en 2006. Cela fait quatre ou cinq ans que j’ai commencé à travailler avec lui, quand j’ai fait mes débuts au Met. J’apprécie beaucoup notre collaboration, mais il est très occupé à Juilliard et au Met, et il va falloir que je m’adapte en conséquence. Donc, j’irai cet été à Ravinia, où il donne des cours, afin que nous puissions répéter en vue du récital.

Félicitations pour les excellentes critiques qui ont suivi votre prestation dans le rôle de l’impératrice de Die Frau ohne Schatten. Avez-vous aimé chanter ce rôle à Florence ? Quels autres nouveaux rôles avez-vous prévu de chanter ?

L’impératrice est un rôle parfait pour ma voix. Au début j’étais un peu nerveuse à cause de la tessiture : une série de do, do dièse aigus, un contre-ré. J’ai beaucoup travaillé sur la technique et je pense que c’était très bon pour ma voix. Maintenant, dans Tosca, je n’ai plus aucune difficulté à atteindre les suraigus. La difficulté, c’était la grève générale en Italie. Nous n’avons pu donner que deux représentations sur quatre. C’était très décevant, d’autant plus que nous avions travaillé d’arrache-pied. Mais je reprendrai ce rôle à Vienne en 2011, dans un grand concert avec Franz Welser-Möst. Mon prochain nouveau rôle est celui de Senta dans Der fliegende Hollander. C’est un grand défi vocal, un rôle très dramatique, surtout dans le duo et le trio. C’est une œuvre de jeunesse de Wagner, et il manquait peut-être encore un peu de métier dans l’écriture vocale. Par rapport à Sieglinde ou à Elsa, Senta est moins confortable à chanter. Quand j’aborde un nouveau rôle, j’ai souvent l’impression que je n’y arriverai pas. Mais tout dépend de la production. À Paris, je ferai ce rôle avec Willy Decker, l’un de mes metteurs en scène préférés, ce sera très intéressant.

D’ailleurs, vous avez déjà eu affaire à des metteurs en scène vedettes. Que pensez-vous de la « Regieopera » ? Je crois savoir que vous avez aimé le Don Carlo mis en scène par Peter Konwitschny à Barcelone, il y a quelques années…

Ici, à Berlin, je donne deux représentations de Tosca et on remonte Arabella. Le décor représente une sorte de garage avec deux voitures sur la scène ! À mon avis, Arabella parle d’une famille viennoise: c’est une œuvre d’époque qui ne se prête pas à des mises en scène farfelues. J’essaierai de comprendre pendant les répétitions. J’ai beaucoup entendu parler du travail de Konwitschny, mais j’ai bien aimé son Don Carlo. J’ai fini par saisir. On le reprend à Vienne en avril 2012 et on devrait bien s’amuser avec ça !

[Traduction : Anne Stevens]

Samedi 7 août à 20 h, Festival d’Orford / Salle de concert Gilles-Lefebvre, arts-orford.org
Adrianne Pieczonka, soprano, Brian Zeger, piano
Lieder de Schubert et de Richard Strauss; Wagner : Wesendonck-Lieder

Airs et duos d’opéra avec Laura Tucker, mezzo, le 24 juillet, Westben Concerts,
www.westben.on.ca