Marc Hervieux : Le bon vivant de l’opéra Par Wah Keung Chan
/ 1 septembre 2009
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Avec son bon naturel, sa modestie et son tempérament généreux, le ténor canadien Marc Hervieux pourrait ne passer que pour « une voix ». Cependant, derrière ce timbre rare de ténor lyrico spinto se cachent des années de travail ardu qui ont propulsé Marc Hervieux, issu d’un foyer modeste dans le quartier montréalais Hochelaga-Maisonneuve, vers une carrière étonnante sur les scènes d’opéra les plus réputées au monde. Aujourd’hui, Marc Hervieux est le plus grand ténor au Québec et marche dans les pas de Raoul Jobin, Léopold Simoneau et Richard Verreau.
Le début officiel à l’opéra pour Hervieux a lieu en 1993, à la Chapelle historique du Bon-Pasteur, dans Orfeo e Euridice de Gluck, une production du Conservatoire de Montréal. Son interprétation de l’air « Che faro senza Euridice » est la plus mémorable pour la force et la clarté de la voix. En l’entendant, je me fais la réflexion que j’ai devant moi un ténor prometteur, comme Domingo.
Les débuts
Dans la famille Hervieux, qui comptait quatre enfants, on n’entendait ni musique ni opéra. « Je me souviens d’avoir vu des opéras à la télévision, dit Hervieux, j’étais impressionné, mais pour moi les personnages étaient des extraterrestres. » Cependant, Hervieux aimait chanter. La scène le fascine dès sa tendre enfance. À l’école primaire (de la 3e à la 5e année), il rédige des pièces de théâtre et les met en scène deux fois par année. À l’âge de 13 ans, Hervieux a déjà atteint ses 5 pieds 10 pouces et fait partie du Café du marché, une troupe locale de théâtre amateur où il exerce tous les métiers, acteur, costumier, régisseur de plateau, éclairagiste et preneur de son.
Graphisme
Le père de Marc, un ouvrier, préoccupé par l’avenir de son fils de 17 ans, doute que le théâtre puisse le faire vivre. Il l’encourage donc à apprendre un métier. Deux membres du Café du marché sont graphistes pour la Ville, ce qui incite Marc à s’inscrire en graphisme au collège Ahuntsic. Après deux ans d’études, Marc quitte le collège pour ouvrir sa propre entreprise de graphisme. « J’avais du succès car j’étais l’un des premiers à Montréal à posséder un ordinateur Macintosh, dit Marc. Mon Mac 512K avec disque externe et imprimante laser me permettait de travailler très rapidement. » Son investissement initial de 12500 $ (empruntés à la banque) en 1986 s’avère payant. Des imprimeurs l’appellent pour avoir accès à ce nouvel équipement. Le jeune entrepreneur obtient rapidement un contrat exclusif avec la Ville de Montréal pour imprimer des affiches et formulaires variés, comme des bulletins de vote. Sa route semble tracée.
Le Conservatoire
Le chant continue de passionner Hervieux. Il fait maintenant partie d’un orchestre rock qui se produit les fins de semaine à des réceptions de mariage et des fêtes. Le point tournant survient lorsqu’il est engagé dans une production professionnelle au théâtre Denise-Pelletier pour chanter deux airs de Don Giovanni; son talent de mime le sert bien. Les commentaires élogieux à propos de sa voix « faite pour l’opéra » se multiplient.
« À l’âge de 22 ans, je me suis dit que je ne voudrais pas regarder en arrière, à 50 ans, et regretter de ne pas avoir essayé. » Hervieux décide alors d’auditionner dans une école de musique. À trois semaines de l’épreuve, on lui conseille de consulter le professeur Marie-Germaine Leblanc pour qui il chante « The Impossible Dream ». Madame Leblanc lui suggère de préparer « Una furtiva lagrima » et « Caro mio ben » pour l’audition. À la leçon suivante, Louis Quilico est là pour lui prodiguer des conseils. Hervieux, l’on s’en doute, passe brillamment l’examen vocal au Conservatoire de Montréal (il est accepté dans toutes les écoles où il a demandé l’admission), ce qui le place en 3e année; cependant il rate les examens de lecture à vue et de dictée musicale, disciplines qu’il n’a jamais étudiées. Constatant son talent naturel, le Conservatoire de Montréal lui fait entendre qu’il devra travailler avec acharnement, pour incorporer quatre ans dans ses deux ans de cours de niveau collégial.
Marc commence ses études professionnelles à l’âge de 24 ans, travaillant d’arrache-pied auprès de la soprano Sylvia Saurette. « La meilleure décision que j’ai prise, après mon admission, fut de concentrer tous mes efforts sur la réussite, dit Marc. À certains moments, la dictée musicale m’a découragé. Deux ou trois fois, je suis allé voir le directeur du conservatoire avec l’intention de tout abandonner, mais Jean LeBuis, Lorraine Prieur et Sylvia Saurette m’ont poussé à continuer. J’ai connu le découragement – par exemple à la lecture des commentaires acerbes du critique Claude Gingras de La Presse à propos de mon interprétation d’Orphée. Ce jour-là j’ai pleuré toute la journée, mais j’ai quand même chanté le soir même. J’ai persévéré. Aujourd’hui, c’est différent, on finit par ne plus laisser ces choses-là nous déranger. »
Après cinq ans au Conservatoire (dont trois de niveau universitaire), Hervieux entre à l’Atelier lyrique de l’Opéra de Montréal. Pendant quelque temps, il n’a pas de professeur de chant. À l’Atelier, il apprend enfin un rôle complet. « À l’école, on est comme dans un cocon. À l’opéra, au contraire, on chante la partition du début à la fin, pas seulement les airs et les duos. » C’est à ce moment que s’engage sa collaboration avec le pianiste Claude Webster. Lorsqu’il gagne le prix Diana Soviero pour aller étudier avec la soprano à Miami, il partage un appartement avec Webster et ils deviennent bons amis. Avec lui, il apprend toutes les nouvelles partitions en commençant par la musique, afin d’intégrer le rythme et les notes. « Je chante avec les mots sans y mettre d’émotion. Maintenant je mets de 15 à 20 heures pour apprendre un opéra. La musique m’aide à mémoriser les paroles. Puis je traduis le texte pour en connaître le sens. C’est une méthode qui fonctionne pour moi. »
Hervieux s’appuie sur cette méthode en 2001, alors que sur les huit opéras à son calendrier, il en chante six pour la première fois (La Bohème, Rigoletto, Lucia di Lammermoor, Roméo et Juliette, Madama Butterfly et Les pêcheurs de perles). « Je chantais un opéra pendant que j’en mémorisais un autre. » Il admet avoir eu un trou de mémoire complet durant une répétition de Butterfly, à Edmonton. « J’ai redoublé d’efforts et finalement, j’en suis venu à bout. Quand on est jeune, il est difficile de refuser des engagements et on risque de s’en mettre trop sur les épaules », explique-t-il. Comme tout jeune chanteur, Hervieux fait de nombreuses auditions en Europe et aux États-Unis. Il raconte des tas d’histoires amusantes au sujet de ses représentations sous la baguette des chefs Muti, Gergiev, Mehta et Levine, où il chante notamment aux côtés d’Anna Netrebko (à Moscou) et Renee Fleming (au Metropolitan Opera). Aujourd’hui, le ténor peut se contenter d’apprendre un rôle nouveau par saison.
L’homme de famille
Tout juste avant sa première saison à l’Atelier lyrique, Hervieux joue un petit rôle dans Turandot. Un ami commun propose à la future criminologue Caroline Rheault de venir le voir en coulisses. La belle gerbe de fleurs qu’elle offre au timide chanteur le ravit; leur idylle mène au mariage et à la naissance de trois filles. On écoute avec plaisir le ténor dire combien la vie de famille compte pour lui. La naissance de ses enfants a été une priorité: il annule L’Elisir d’amore à la Scala avec Ricardo Muti et La Bohème au New York City Opera pour assister à celle de ses deux premières filles et, pour la troisième, il obtient d’arriver avec une semaine de retard à l’opéra de Calgary où il est engagé dans Frobisher.
Il manifeste le même engagement envers sa grande « famille lyrique». En mai 2006, La Scala lui offre un rôle dans Manon de Massenet, alors qu’il est déjà à Hamilton pour La Traviata. David Spears, directeur général d’Opera Ontario, lui recommande d’accepter, mais de retour à sa chambre d’hôtel, le chanteur choisit de respecter son engagement. « Je suis heureux d’avoir pris cette décision, parce que la vie est trop courte; je ne suis pas un opportuniste », dit-il.
Parfois, Hervieux prend sa profession trop à cœur. En mai dernier, durant la générale devant public de Cavalleria Rusticana à Québec, il se découvre incapable pour la première fois de sa vie de chanter tout l’opéra à pleine voix. « Le jour suivant, j’ai prévenu Grégoire Legendre, directeur général de l’Opéra de Québec, que ça n’allait pas. Nous sommes allés chez un médecin qui a diagnostiqué une infection aux cordes vocales. Comme je ne pouvais pas laisser tomber l’opéra, j’ai pris de la cortisone et des médicaments », raconte-t-il. Pour la première fois de sa carrière, on annonce qu’Hervieux est malade, mais il n’annule quand même aucune représentation. « La cortisone couvre les problèmes, mais à la fin des représentations, j’ai senti la fatigue. Il a fallu en payer le prix: il m’a fallu trois semaines pour récupérer. » La fatigue s’est fait sentir tout l’été et sa voix a flanché lors de certains concerts. « Une voix de ténor est une voix fabriquée. Si vous êtes fatigué ou que vous manquez de sommeil, vous vous en ressentez le lendemain. » Après ses vacances estivales, il a retrouvé ses forces.
Chez les ténors, il y a deux camps: les Pavarotti et les Domingo. « Marc est viril comme Domingo », dit le chef d’orchestre Yannick Nézet-Séguin, un collègue depuis les années du Conservatoire à Montréal. Les compliments et critiques concernant Domingo s’appliquent à Hervieux. Un virage s’amorce lorsque la pianiste Denise Massé lui suggère de travailler avec César Ulloa. « C’est différent d’étudier avec un vrai ténor, il connaît intimement les difficultés qui m’attendent », dit Hervieux. En 2002 et 2003, les auditoires ont perçu l’amélioration dans sa voix. Ulloa enseigne maintenant à San Francisco. Gérald Martin-Moore a pris la relève auprès du ténor, qui lui attribue « une grande connaissance de la voix ».
Des projets
La saison 2009-2010 s’annonce comme une année record pour Hervieux, qui chantera deux nouveaux rôles à l’Opéra de Montréal. Pagliacci, de Leoncavallo, est un jalon pour un ténor lyrico spinto. «C’est un personnage très tourmenté. Il me touche sur le plan dramatique parce qu’il ne me ressemble pas », explique le chanteur. L’interprétation de Corelli est sa préférée. La reprise du Nelligan d’André Gagnon au printemps est un autre de ses rêves. « J’aime à la fois la musique et l’histoire de ce poète. Il est né à la mauvaise époque. À 20 ans, on l’a interné pour lui faire subir des électrochocs. À l’école, nous récitions ses poèmes. »
C’est également l’année de Marc Hervieux dans le domaine des enregistrements. Le 6 octobre, Zone 3 lancera un album populaire. «Ça me permettra d’utiliser les médias pour parler d’opéra et de musique classique. La plupart des gens disent détester l’opéra, sans en avoir vu un seul. Je les invite à assister à un opéra. Comme dans les autres arts, il y a maintenant une nouvelle génération de musiciens et d’artistes dynamiques qui apportent de la nouveauté à l’opéra. »
Le 27 octobre, ATMA lancera un album de Noël « inspiré de celui de Richard Verreau ». Chez ATMA, également, un album de 20 chansons napolitaines sortira au printemps et, en septembre, Hervieux enregistrera des airs de ténor (tirés des programmes de concerts d’été) avec l’Orchestre métropolitain dirigé par Nézet-Séguin.
Hervieux a eu 40 ans le 19 juin. Les dix prochaines années devraient être ses meilleures. Le ténor est heureux de chanter Turandot en 2012 et aimerait interpréter les rôles de spinto dans Un Ballo in maschera, Trovatore et Don Carlo. Pour son 45e anniversaire, il rêve d’être le premier ténor québécois à chanter Otello. « J’ai vraiment eu de la chance. C’est extraordinaire de chanter devant 3000 personnes, de travailler en parfaite intimité avec l’orchestre et son chef. Le travail d’équipe est absolument essentiel ici. Musique et chant sont synonymes de plaisir et bonheur. Chanter dans la vie, c’est libérateur. La musique me permet d’imaginer des choix, des couleurs, des images et des situations à l’infini. »
Traduction: Michelle Bachand
› Pagliacci de Puccini (rôle de Canio) avec l’Opéra de Montréal, du 26 septembre jusqu’au 8 octobre (salle Wilfrid-Pelletier, à 20h) www.operademontreal.com
› Avec Quartango, les 7, 9 et 10 octobre (Théâtre Corona, à 20h30) www.theatrecorona.com
› Nelligan de Gagnon/Tremblay (rôle de Vieux Nelligan) avec l’Opéra de Montréal, les 6, 8, 10, 11 et 13 mars 2010 (salle Wilfrid-Pelletier, à 20h) www.operademontreal.com
› Lucia di Lammermoor de Donizetti (rôle d’Edgardo) avec l’Opéra de Québec, les 15, 18, 20 et 22 mai (Grand Théâtre de Québec) www.operadequebec.qc.ca English Version... | |