Le retour de Marie-Nicole Lemieux Par Wah Keung Chan
/ 10 juin 2009
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La première fois que La Scena Musicale
a fait la connaissance de Marie-Nicole Lemieux date d’il y a huit
ans déjà. La charmante contralto canadienne partait à la conquête
du monde de la musique avec en poche deux victoires en trois semaines
à des concours de chant. Depuis cette époque, bien des choses ont
changé dans la vie professionnelle et personnelle de l’artiste, mais
elle conserve toujours sa bonne humeur et sa modestie. Ce qui ne change
pas, ce sont les raisons de son succès : une grande détermination
associée à un immense talent naturel.
La chanteuse se trouve actuellement
à Glynebourne, où elle est Mrs. Quickly dans le Falstaff de
Verdi. Que ce soit en studio ou sur scène, à l’opéra ou en récital,
Mme Lemieux s’adapte à tous les rôles qu’on veut bien lui donner,
avec une riche voix de mezzo-contralto qui la rend digne de prendre
la succession de Maureen Forrester.
Toutefois, le plus grand défi
qu’elle ait eu à relever à ce jour, c’est son rôle de mère auprès
de la petite Marion, qui a 18 mois. « Depuis sa naissance, ma voix est
devenue plus fragile », avoue la cantatrice, qui souffrait d’allergies
et de problèmes aux sinus exigeant une intervention chirurgicale. Mme Lemieux
a dû déplacer un récital fort attendu qu’elle avait prévu donner
avec Karina Gauvin sous l’égide de la Société musicale André-Turp
en 2007. « De 2000 à 2007, je me suis à peine arrêtée deux semaines,
et quand j’ai remporté le Concours Reine-Élisabeth, cela ne faisait
que deux ans que j’étudiais auprès de Marie Daveluy. » Avec son
professeur, elle a profité de ses trois mois de convalescence pour
travailler tous les jours sur les forces et les faiblesses de sa voix,
suivant en cela le conseil de Kent Nagano, qui préconise de prendre
le temps qu’il faut pour acquérir une bonne technique.
En 2001, Mme Lemieux nous avait
dit qu’elle se fatiguait vite lorsqu’elle parlait à ses amis. «
À présent, je suis moins craintive, et je me fatigue moins quand je
chante, dit-elle maintenant. Le grave et l’aigu me sont plus aisés.
Nous avons travaillé sur le legato et sur le timbre, ma voix commence
à prendre de l’envergure et je me sens plus à l’aise. En 2001,
mes registres grave et aigu étaient satisfaisants mais manquaient d’homogénéité.
Nous travaillons toujours sur la respiration et sur la projection, ainsi
que sur la sensation de flotter : chaque note doit s’appuyer sur le
diaphragme, et chacune doit avoir de la résonance. »
Dotée d’un timbre sombre, Mme
Lemieux a toujours été considérée comme la prochaine grande contralto
canadienne, bien que certains critiques se demandent si elle ne serait
pas plutôt une mezzo. La chanteuse admet travailler cet aspect de son
art : « Dans le registre grave, la voix doit porter sans forcer. Il
faut utiliser tous les résonateurs, en équilibrant les espaces en
avant et en arrière. La tension est plus grande encore quand on chante
à mi-voix. Christa Ludwig disait de ne pas essayer de chanter plus
fort, mais de viser la beauté de la voix, parce qu’un beau son porte
mieux. Petit à petit, j’élargis mon registre. À présent, c’est
une question de confiance. » Si l’on se fie à son nouveau disque
(voir recension), ce travail a porté fruit.
Enregistrements
Depuis sa victoire au Reine-Élisabeth,
Mme Lemieux fréquente assidûment les studios d’enregistrement. D’ailleurs,
son prix lui avait permis d’endisquer une version fort réussie des
Nuits d’été de Berlioz, des Ruckert-Lieder de Mahler
et des Wesendonck-Lieder de Wagner. Un contrat avec Analekta
s’est soldé par trois disques : les cantates italiennes de Haendel
avec Luc Beauséjour, de la musique sacrée de Vivaldi et de Scarlatti
avec Tafelmusik et des lieder de Brahms. Depuis 2004, elle enregistre
pour Naïve, qui a produit cinq disques, dont trois qui présentent
des airs d’opéras de Verdi et de la musique sacrée. On devrait s’attendre
à la voir réaliser environ deux enregistrements par année.
Avec toutes ces doses de Haendel
et de Vivaldi, il n’est pas faux de dire que Mme Lemieux se spécialise
dans le baroque. « J’adore le Baroque, mais j’aime également beaucoup
le romantisme, dit-elle. Le monde du disque et celui de la scène évoluent
en parallèle. À l’opéra, on trouve des chanteurs qui sont de grandes
vedettes, mais qui n’ont pas une immense renommée, parce qu’ils
n’ont rien enregistré. »
En fait, sa carrière à l’opéra
lui ouvert d’autres avenues depuis ses débuts en 2002, lorsqu’elle
était Cornelia dans Giulio Cesare de Haendel à la Canadian
Opera Company, où elle a su se distinguer aux côtés d’étoiles
telles que Ewa Podles, Daniel Taylor, Isabel Bayrakdarian et Brian Asawa.
Ces quatre dernières années, sur les scènes européennes, elle a
surtout tenu des rôles romantiques : Ursule et Anna, respectivement
dans Béatrice et Bénédict
et Les Troyens de Berlioz, Catherine dans Jeanne d'Arc au
bûcher de Honneger, Flosshilde dans Le Crépuscule des dieux
de Wagner, Geneviève dans Pelléas et Mélisande de Debussy,
des rôles dans le Faust de Gounod et dans l’Œdipe
d’Enesco, et Mrs. Quickly dans le Falstaff
de Verdi. Elle a également tenu un rôle principal dans Giulio Cesare
à Paris. La contralto québécoise était peut-être mal à l’aise
en 2002, mais à présent, à Glyndebourne, le Financial Times
la trouve « fascinante ».
De toute évidence, Mme Lemieux
est atteinte de la piqûre de l’opéra, et cela se manifeste particulièrement
lorsqu’elle parle de ses projets actuels et futurs. « Pour le rôle
de Quickly, Verdi voulait qu’on soit capable de jouer la comédie
plus que chanter. Ce personnage est au beau milieu de l’action. J’aime
beaucoup jouer un rôle de premier plan qui chante, qui bouge, qui fait
rire. » Et elle n’en a pas fini avec Verdi. En effet, elle participera
à une production de son Requiem en 2010, à Orléans, puis à
Vienne. Son enregistrement acclamé d’Orlando furioso de Vivaldi
a été réalisé en version de concert, et la même distribution, comprenant
Philip Jarousky, se retrouvera sur scène en 2011. Quels sont ses rêves
pour ses dix prochaines années ? « Je voudrais reprendre Les Troyens,
éventuellement le rôle de Didon, et Giulio Cesare sur scène
(l’autre fois, c’était en concert), Ulrica dans Un ballo in
maschera de Verdi, Pauline dans La Dame de pique de Tchaïkovski,
Olga dans Eugène Onéguine, Waltrab dans Le crépuscule des
dieux de Wagner, et L’Italienne
à Algers et Tancrède de Rossini, et le rêve de toute mezzo
: Carmen. Pour la première fois, je ne veux pas trop m’exposer
», dit notre interlocutrice, qui refuse de dire si elle travaille sur
cette partition.
Son prochain CD, consacré
au romantisme français et qui devrait paraître en 2010, comprendra
peut-être des airs de Carmen. Toutefois, son dernier disque
montre bien que les lieder et les concerts lui inspirent toujours autant
de passion. « J’aimerais beaucoup donner encore une fois les Kindertotenlieder
et Das Lied von der Erde de Mahler, ainsi que sa Symphonie
no2. Je voudrais également aborder Alexandre Nevski de Prokofiev.
Le retour
En juillet, au lendemain de la clôture
de Falstaff à Glyndebourne, Marie-Nicole Lemieux et sa famille,
qui comprend son mari et sa petite Marion, prendront le chemin du retour
au Canada. « C’est la fin d’une période tumultueuse. En un an
et demi, nous n’avons passé que quatre semaines ici. Pour la voix,
c’est très bien de changer tous les mois, mais en fait, je n’aurais
jamais pu résister à l’absence de mon mari et de ma fille. Ma famille
me manque énormément. » Heureusement, les Canadiens pourront la voir
ici pendant six mois, au cours desquels elle chantera avec Les Violons
du Roy au Festival de Lanaudière en juillet et avec Kent Nagano à
la tête de l’Orchestre symphonique de Montréal au Festival de Knowlton.
Enfin, elle fera ses débuts à l’Opéra de Montréal, où elle sera
Zita dans Gianni Schicchi de Puccini, en septembre. « J’espère
avoir de plus en plus de rôles intéressants à l’Opéra de Montréal
», dit-elle. n
Marie-Nicole Lemieux en concert
› -Mozart, Haydn et Gluck avec Les Violons
du Roy au Festival de Lanaudière, le 18 juillet (Amphithéâtre de
Joliette, à 20 h)
www.lanaudiere.org
› -Rhapsodie pour alto
de Brahms avec l’Orchestre symphonique de Montréal au Festival de
Knowlton, le 8 août (Théâtre du Festival de Knowlton, à 20 h) www.festivaldeknowlton.com
› -Gianni Schicchi de Puccini
(rôle de Zita) avec l’Opéra de Montréal, les 26 et 30 septembre
et 3, 5 et 8 octobre (salle Wilfrid-Pelletier, à 20 h) www.operademontreal.com
Une carrière en quelques mots |
En novembre prochain, Marie-Nicole Lemieux
fêtera ses dix ans de
carrière. Voici quelques grands moments de sa vie d’artiste :
› 1re place au Concours Reine-Élizabeth
en 2001
› Orlando furioso au Théâtre
des Champs-Elysées en 2003
› Neuvième Symphonie de Beethoven
avec Kurt Masur – une redécouverte
› Das Lied von der Erde au Club
Musical de Québec – très symbolique
› Récital Schumann à Orford
› Première interprétation des
Nuits d’été de Berlioz, avec Michel Plasson
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Schumann : Frauenliebe und -leben
(Joseph K. So)
Marie-Nicole Lemieux, contralto; Daniel
Blumenthal, piano
Naïve V5159 (64 min)
HHHHH $$$ |
Pour notre plus grand bonheur, Marie-Nicole
Lemieux poursuit sa collaboration avec la maison française Naïve.
Consacré à Schumann, ce nouveau disque montre qu’elle est en passe
de devenir la plus grande des contraltos de notre époque et l’une
de celles qui aura le plus endisqué. Sa voix est tout bonnement magnifique :
une sonorité chaude, riche et lustrée, sans effort apparent, alliée
à une technique sans faille et à une intelligence musicale très fine.
Le timbre de Mme Lemieux dans cet enregistrement rappellera étonnamment,
à ceux qui s’en souviennent, celui de la grande Maureen Forrester
dans sa jeunesse. Mme Lemieux a choisi pour ce disque des lieder datant
de 1840, époque où Schumann était au sommet de son art, avant les
ravages de la maladie mentale. Les deux cycles Liederkreis et
Frauenliebe und -leben, ainsi que les quatre autres mélodies, dont
Der Nussbaum et Widmung tirées de « Myrthen » (op. 25),
sont archiconnus, mais Mme Lemieux leur insuffle une énergie nouvelle.
Elle fait preuve d’une sobriété et d’une sincérité remarquables
dans sa façon d’aborder ces lieder, qu’elle interprète en faisant
très attention au sens des mots, sans artifice ni maniérisme. Elle
va de la déclamation tragique (Waldesgespräch) à l’introspection
sereine (Mondnacht) en se pliant aux exigences de la musique.
Son accompagnateur américain, Daniel Blumenthal, est excellent. Le
disque a été enregistré au Domaine Forget en novembre 2008. La prise
de son est somptueuse, riche mais sans trop de réverbération, avec
un équilibre parfait entre la voix et l’instrument. Le livret contient
les textes en allemand, en français et en anglais, un exposé fort
intéressant de Claire Badiou sur Schumann et son année « lieder »
et les notices biographiques des musiciens. Ce disque remarquable a
sa place dans la discothèque de tous les amoureux de l’art vocal.
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